Du détroit du Bosphore aux montagnes du Caucase

Du 1er mai au 1er juillet

« რამ შემქმნა ადამიანად , რატომ არ მოველ წვიმადა, რომ ვყოფილიყავ მუდამა, ღრუბელთ გულმკერდის მძივადა »

« Qu’est-ce qui m’a rendu humain, pourquoi n’ai-je pas attendu que la pluie soit toujours, un nuage avec une perle sur ma poitrine »

Vazha-Pshavela

Vazha-Pshavela est un poète Georgien conseiller par l’ami Giorgie

La traversée du Bosphore en ferry est symbolique, nous quittons officiellement l’Europe pour l’Asie… mais rien ne change. Toute la ville est cosmopolite et la notion de contient différent n’a pas de sens ici. Nous sommes hébergés chez Alex, un ami breton et son coloc Dogan Stanbuliot.

La veille, j’entrai à Istanbul par le nord pour éviter de traverser les 100 kms de ville ininterrompue, qui s’étalent sur la côte. Même par cet itinéraire, la densité de la ville et de la circulation sont fortes. Ma bicyclette Moute, bien qu’imposante, réussit à se faufiler dans les embouteillages d’autant plus étendus aujourd’hui, que quelques manifestations du 1er mai ont réussi à défiler sur des grandes avenues. La taille de la ville est telle et le dispositif policier si imposant, que je vois peu de cortège de manifestants. Les places publiques sont bouclées pour éviter tout rassemblement.

C’est une chance de rentrer dans un pays par sa plus grande ville, j’espère pouvoir m’y fournir en document d’identification de la flore pour toute la Turquie. Je rencontre pour cela Selver. Elle est originaire d’Auvergne et a enseigné la botanique à Istanbul. Elle refroidi immédiatement mes espérances, les documents d’identification sont rares et la seule véritable flore de Turquie qui a été publiée, il y a plus de 50 ans est hors de prix. Le jardin botanique NGBB est à l’image de la ville : découpé, isolé en îlot par des avenues démentielles. Le jardin est implanté au milieu d’un gigantesque échangeur autoroutier…

Jardin botanique NGBB

Selver m’a donné des contrats d’anciens élèves à elle, qui cultivent la terre. J’enfourche de nouveau Moute, et nous partons d’Istanbul pour Balıkesir à 250 km de là. Pour unique route directe, la nationale à 6 voies s’impose, je la quitte dès que possible pour quelques chemins escarper.Merver m’accueille à Balıkesir autour d’un barbecue d’amis, avec lesquels elle cultive la première parcelle de Sureau du pays.

Vous retrouverez Merver dans ses parcelles de sureau ici : Merver et ses amis cultivent du Sureau à Balıkesir.

Nous visitons les environs de Balıkesir. Arrivés sur la côte égéenne, la silhouette d’une montagne se dessine au loin. Est-ce une île ou le continent qui continue ? La réponse est Lesbos, île grecque notamment connue pour ses camps surpeuplés d’exilés du Moyen Orient.De retour dans les terres, nous nous rendons à l’institution de développement agricole Baçam. Nazim, son directeur, a étudié la place des plantes médicinales dans les cultures populaires de la région égéenne de la Turquie. Il s’amuse des photos que beaucoup de personnes prennent d’eux allongés dans le champ de lavande qu’il voit depuis son bureau.

Photo de profil d’un de mes contacts Turque. Il est écrit : Homme chuchotant aux plantes.

Nazım me conseille de rencontrer, puisque je veux travailler pour rien, Godrun et Ferit qui emploient des volontaires dans leur ferme au pied du mont Ida.

Ce couple m’accueille dans leur ferme pour quelques jours :Godrun et Ferit développent leur ferme au pied du mont Ida (publications à venir)

Cette montagne est d’une grande importance historique et écologique. Pour la mythologie Grecque, elle est le théâtre de nombreuses légendes homériques. Pour l’écologie de la Turquie, elle comporte un nombre important de végétaux endémiques. En 2019, une lutte écologique majeure en Turquie a permis de stopper l’installation d’une mine d’or, qui promettait un désastre sanitaire après avoir commencé à raser des dizaines d’hectares de garrigue.

Sur la route d’Istanbul au mont Ida, trois de mes hôtes du soir me proposaient différentes activités. Moute et moi rebroussons donc chemin pour les revoir. En se rapprochant de la mer Noire, les montagnes se couvrent d’une végétation luxuriante, les cultures de noisettes se fondent dans le paysage de forêt. Les turcs appellent cette végétation Ağaç Deniz : la « mer de chênes ».Un peu avant d’atteindre le sommet de ma route avant Ankara, une ville fantomatique apparaît, il s’agit de Burj Al Babas. En se rapprochant, on aperçoit des alignements de maison-château toutes identiques et sans fenêtres. La ville, prévue pour les riches Saoudiens, a été abandonnée après la faillite de son promoteur.Le résultat est une montagne dévastée et des centaines de bâtiments en chantier.Passé le sommet, l’horizon se dégage sur des plateaux érodés, qui ont un air de Grand Valley, qui serait cultivé comme la Beauce. La terre est rouge, elle a comme saigné sous les socs des charrues.

Ville phantom de Burj Al Babas

En fin d’après-midi d’une chaleur accablante, un vent violent se lève. Le tonnerre gronde derrière moi, mais je compte sur le vent de dos pour lui échapper une fois de plus. Jusqu’à présent les orages m’ont souvent grondé mais jamais arrosé. Cette fois-ci un vent vindicatif me bouscule et les orages rôdeurs m’encerclent. Le ciel nous tombe sur la tête, je prends en 3 heures ce que je pensais recevoir en 3 mois de route. Ces orages feront même s’envoler un canapé à Ankara.

Me voyant à sa porte sous l’orage, Bashar m’accueille dans son habitation accolée au garage agricole d’un hameau de la plaine. Il est pilote de l’irrigation des grandes cultures d’un agriculteur. Il m’explique qu’il est originaire de Ra’s al-‘Ayn, ville Kurde de Syrie frontalière avec la Turquie, qu’il a quitté il y a 7 ans après une énième bataille de la guerre civile syrienne. Il n’a pas revu ses proches depuis, car sa carte de réfugié ne lui permet pas de revenir en Turquie, après être retourné en Syrie. Il travaille donc comme salarié Turc pour 400€ par mois, à 45 heures par semaine et ne sort pas, pour aider sa famille restée au pays.

Bashar sur le seuil

Arrivé à Ankara, Egemen, un ami d’amis m’y retient une semaine entière. Il m’emmène en weekend de spéléologie, où je découvre la fraternité Turque. À l’université Hecettepe nous rencontrons un des rédacteurs de la nouvelle flore de Turquie, spécialiste de la taxonomie des Brassicacées. Bariş Özüdoğru nous présente l’herbier de l’université, et quelques exemples de remaniement de classification en cours. Il nous explique ses difficultés d’accès aux documents et au matériel nécessaire à son travail. Par exemple, les planches spécimens types, qui ont servi à la description des espèces de végétaux Turque, sont dispersées dans les herbiers Européens.

Cette semaine à Ankara sera pleine de rencontres avec des jeunes gens dont je me sens proche. Leurs visages joyeux et déterminés se détachent sur le fond terne de cette ville sans charme.Certains me décrivent leurs études en Europe avec une certaine nostalgie. Toutefois, le racisme de certains des fonctionnaires européens les a choqué, eux qui pourraient être perçus comme, selon leurs mots, de « bonnes personnes éduquées ». Éduquées et « modernes » contrairement aux Syriens jugés, toujours selon leurs termes, trop conservateurs dans leur pratique de l’islam.

Avant de repartir, je recueille la parole de deux femmes qui tentent d’interpeller, de sensibiliser les Turques à la biodiversité et l’écologie politique.Retrouvez leur témoignages, Merver et Tuğçe engagées pour l’écologie à Ankara.

J’étouffe à Ankara, et reprend le guidon de Moute, laissant mes amis désespérés de la victoire d’Erdoğan, à leurs propres projets de voyages vers des pays plus démocratiques et riches.Mon voyage se pose à nouveau quelques dizaines de kilomètres plus au nord, dans un petit village. Je cherche la maison indiquée par un ami, et passe devant une dame tassée aux pieds gonflés, qui penne à soulever une brouette de fumier. C’est elle et son mari qui m’accueillerons cette semaine. Je l’aide à finir de curer la cour avant l’arrivée des vaches, qui ont pâturé toute la journée dans les collines.Pour suivre les vaches dans les hautes collines d’Anatolie lisez : Mehmet et Şerif éleveurs à Kutşular. La semaine à marcher derrière les vaches, m’a remis d’aplomb pour la route qui mène à la Mer Noire. Je quitte avec regret ce couple touchant.

Mehmet et Şerif

Depuis Ankara, le temps est capricieux, le ciel prend soin de nous arroser quotidiennement, et ma bicyclette Moute râle, sa mécanique se grippe.La mer noire nous offre de l’air et de l’eau à volonté. Moute s’allège de matériel superflu donné à l’association Ekolojie, qui organise surtout des actions de sensibilisation à l’écologie et des balades à vélo. En ce dimanche, nous sommes une vingtaine à pédaler vers le delta pour rencontrer un maraicher.Hakkı nous fait découvrir ses cultures de petits fruits, de plantes aromatiques et médicinales et, plus original, d’orchidées. En effet, les tubercules d’orchidées, le Salep, servent à fabriquer une boisson chaude, et une crème glacée à la texture et la saveur unique. L’engouement pour ce produit a conduit à la sûr-cueillette des Orchis sauvages. En conséquence, leurs populations ont régressé en Anatolie, ce qui menace les espèces les moins communes. La culture des orchidées Salep est de ce fait encouragée par les autorités qui y conditionnent la location de cette parcelle. Ici est testé la culture d’orchidées des Genres Anacamptis, Serapias et Orchis.

Culture d’Anacamptis

Le retour à la ville est rapide, le vent dans le dos. Nous profitons de la perturbation qui vient de l’ouest pour filer à l’est et passer les villes d’Ordu, Guresun et Trabzon. Ici je bifurque au sud vers les montagnes. Un Gendarme un peu simplet m’arrête et embarque Moute sur son pickup et moi devant, il nous dépose devant son tipi à 1500 m d’altitude. Je profite de cette ascension sans fatigue pour continuer de grimper dans les montagnes, et explorer les pâturages qui commencent à se fleurir. A la redescente nous visitons le monastère orthodoxe de Sümela, abandonné à la création de l’Etat-nation de la Turquie musulmane, il y a un siècle.Le beau temps est revenu et le vent a tourné. Je prends mon temps et rencontre les pêcheurs de la mer noire, qui ont eux aussi du temps en ce moment, le poisson est rare en été. Ils construisent alors des bateaux et je croise 3 petits chantiers de bateau en bois. Au crépuscule, le disque solaire plonge dans la mer noire, et semble fondre à sa surface. La surface ondulée de la mer reflète des parts différentes du ciel selon le versant de l’onde qui lui fait face. Tantôt le ciel encore lumineux du crépuscule sur leur versant ouest, tantôt le ciel déjà sombre de la nuit sur leur versant tourné vers l’est. Ses rêveries tournées vers le large me font oublier la végétation luxuriante, qui se trouve dans les terres de l’autre côté de la barrière de ville et d’autoroute.La climat subtropical frais permet à la végétation des pointes de terre de déborder sur la mer comme elle le fait chez nous au fond des Aber. En Bretagne les pointes balayer par les embruns sont plutôt couvert de lande que de forêt luxuriante.

Port de pêcheurs et la forêt luxuriante derrière

Un de mes objectifs est de récolter du thé en Turquie. Alex, l’ami d’Istanbul a appris par des réfugiés Afghans, que cette culture recrute énormément début juin. J’arrive donc au bon moment à Rize. En avance, la récolte est quasiment terminée mais les difficultés de trouver de la main d’œuvre a fait trainer les récoltes, et je suis embauché par Kadir.

La semaine passée chez Kadir est racontée ici : Récolte du thé de Rize chez Kadir

A la fin de la semaine, les parcelles de Kadir sont toutes récoltées et moutonne à présent le paysage de leurs formes arrondies.

La frontière avec la Géorgie n’est qu’à 100 km. Elle est tracée au milieu du petit Caucase qui se jette d’un bloc dans la mer noir.Au cours de ces presque deux mois en Turquie, 200 tasses de thé m’auront été offertes, et j’aurais vu en photo 1000 fois la tête de Kemal İmamoğlu, et au minimum 100 000 fois celle d’Erdoğan.

En Géorgie les routes deviennent plus étroites et fréquentées. Batoumi fait écho à Istanbul de l’autre côté de la mer noir, par ses tours de verre et sa population cosmopolite.Ici se mêlent aux Géorgiens des Turques venus jouer aux jeux d’argents interdits chez eux et des Russes et Ukrainiens qui fuient la guerre.

Plus au nord sur la côte des arbres exotiques gigantesques habitent le jardin botanique de Batoumi. Une allée de magnolias vénérable y accueille le visiteur. Derrière, de multiples espèces d’arbres du monde entier y prospère majestueusement, depuis plus de cent ans. La bibliothèque est également garnie d’ouvrages anciens. J’en profite pour consulter les seules flores scientifiques et spécifiques à la Géorgie qui ont été écrits sous l’URSS.

Le Tulipier de virginie centenaire couché du jardin botanique de Batumi

La réputation d’un autre jardin plus au nord encore m’atteint. Il serait également peuplé d’arbres sans âge mais a été très récemment créé. Il est le délire de l’ancien premier ministre milliardaire Bidzina Ivanichvili. Pour constituer ce jardin, des arbres gigantesques ont été déracinés et acheminés du monde entier par bateau et camion. Ces vieux arbres expatriés seraient plantés pour soigner les enfants albinos du milliardaire, par leur ombre bien spéciale… Je ne vais pas visiter cette folie mégalomane.

Nous prenons la direction de Tbilissi par le petit Caucase avec un autre cyclotouriste rencontré quelques jours plutôt. Cette route nationale nous mène d’abord à Khulo. Ici, un petit téléphérique de l’époque soviétique fonctionne encore bien, à l’exception de la porte qui ne reste fermée que grâce aux bras de notre chef de cabine. Après cette ville, la route nationale au départ asphaltée se transforme en terre battue et en sol rocailleux sur plus de 60 km. Heureusement, pour Moute la pluie n’est pas de la partie, et peu de boue se colle à ses pneus. Au sommet de la piste défoncée, le col de Goderdzis culmine à 2025 m. Les alentours sont peuplés par des dizaines de familles de bergers qui élèvent des veaux. La descente est encore plus rude, à vive allure les bosses de la piste secouent violemment ma monture.

Maison des éleveurs du col de Goderdzis
Camionnette bloquée au pied d’une rivière qui coupe la route

La suite de la nationale est heureusement plus roulante : vallées, gorges verdoyantes et citadelles se succèdent jusqu’au monastère troglodyte de Vardzia. Il y a 8 siècles, la terre a tremblé et la falaise s’est effondrée, découvrant les caves et galeries creusées par les moines.

Vadzia la ville monastère troglodyes

Des villages aux toits de taule brillante semblent avoir été amassés à la manière de perles, par les montagnes en leur creux. La montagne les a nourri de ses pâturages verdoyants et de son gaz souterrain.Remontant toujours les vallées des rivières, nous finissons par atteindre un plateau à 2000m d’altitude. Les orages grondent toujours, je recherche un abri et trouve le jardin d’une famille à Ninotsminda. Demain, ils fêtent l’anniversaire de la petite dernière, et m’invitent à rester.

Pour connaître les noms et usages des plantes de là-haut, par une grand-mère Arménienne lisez : Balade dans un jardin d’une famille de Ninotsminda

Les lacs d’altitude s’étendent sur ce plateau encerclé d’anciens volcans enneigés. Ce paysage de steppe abrite toujours des bisons sauvages et des bergers Turques semi-nomades, que je n’aurai pas l’honneur de rencontrer. Les herbes sans qui ni le bison ni le nomade ne sauraient vivres sont plus abordables. Les graminées encore timides offrent leurs fleurs pourprées à la lumière du soleil levant, qui joux entre les étamines, paleole et lemna.

Je descends du plateau en admirant les premières fleurs montagnardes, qui colorent les rocailles. Le géranium exhibe des fleurs roses veinées de pourpre, le stachys ses feuilles et fleurs larges, le plantain des queues de fleur blany, les campanules des boules de cloches violettes et les fleurs variées des Silènes.

À Rustavi, Giorgi m’accueille pour une nouvelle semaine de repos. Je découvre avec sa famille la richesse de la gastronomie Georgienne, et l’importance et la diversité des végétaux qui la constitue. Vous y trouverez quelques recettes et leurs plantes dans cet article : les recettes de la famille de Giorgi. Vous y apprendrez notamment à cuisiner en confiture et liqueur les fruits du Laurier Palme.

Je vous laisse sur ces douceurs, qui vous préparerons à l’ascension du Grand Caucase et la traversée des déserts d’Asie centrale.

Au revoir, ნახვამდის.

Mathieu à vélo


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