Des montagnes Elbourz en Iran au fleuve Indus au Pakistan

Du 5 décembre 2023 au 10 janvier 2024

Tout un peuple souriant vient passer le vendredi, jour chômé en Iran, dans les jardins des beaux quartiers de Téhéran. Accrochés au contrefort des montagnes de l’Elbourz, nous surplombons la chape de pollution qui étouffe la ville. Il faut pourtant se résoudre à y plonger, pour découvrir le centre-ville de la capitale. Paradoxalement, les femmes semblent mieux respirer ici qu’à la campagne. Le soir, aucune jeune femme ne porte le voile. Depuis les révoltes liées à l’assassinat de la jeune Mahsa Amini, elles n’ont plus peur de la police des mœurs. Tout le monde paraît joyeux en ce début de weekend du mercredi soir, dans les squares et cafés autour du parc Honarmandan. Devant une partie de backgammon enflammée, un jeune homme me dit qu’il n’est pas heureux. Quelle est la cause de son malheur ? Sa réponse est désolante : vivre en Iran est la cause de son malheur… Rapidement, il me liste les nombreux corps de police qui les surveillent et punissent : la liberté, voilà ce qu’il manque à toutes mes rencontres. Un des symboles du régime des mollahs pour les Iranien·ne·s se trouve au sud de la ville. En m’approchant du bâtiment, je crois voir un aéroport : il s’agit en réalité du démesurément riche et grand mausolée de l’ayatollah Khomeini. Ce monument est construit à côté des milliers de petites tombes des combattant·e·s de la révolution islamique, qui ont permis sa prise de pouvoir, puis surtout des morts de la guerre Iran-Irak.

Mausole de l’ayatollah Khomeiny

Avant de s’exiler quatorze ans en Irak et en Turquie, puis quatre mois en France, Khomeiny avait fait ses classes dans la ville sainte de Qom au sud de Téhéran. L’impératif hijab est ici rigoureusement porté par les femmes. Depuis deux semaines, de conversation en conversation, je me rends compte que les jeunes femmes clament systématiquement la liberté de ne pas porter le voile. Leur revendication ne manque pas de faire réagir les hommes de tout âge, qui le défendent souvent. Sur la route de Kashan, je suis invité à dormir chez un cyclotouriste. J’y rencontre comme toujours des personnes d’une grande sensibilité et d’un humour unique. Une amie de la famille qui parle anglais fait l’interprète, elle est retournée chez ses parents après deux mois passés en prison, pour avoir participé au mouvement lié à la mort de Mahsa Amini, cherchant à faire tomber le régime des mollahs. Elle ne peut plus reprendre ses études, car les autorités l’ont dénigrée auprès de son université, et elle est à présent interdite de reprendre des études ou d’exercer un métier qualifié.1

Photo d’un caravansérail qui remplace celle de la famille

En visitant une maison historique d’un riche marchand de tapis, j’aperçois un homme avec une veste rouge qui scanne littéralement tous les murs et plafonds ornementés, avec sa caméra tout terrain. Il s’appelle Ali, c’est un cyclo-campeur comme moi, il fait des vidéos pour avoir des souvenirs. Ma démarche est exactement opposée, je tourne très peu de vidéos pour laisser ma mémoire façonner mes souvenirs, je les modèle déjà assez en écrivant ces lignes. Ali vient de finir ses 18 mois de service militaire, maintenant « libre », il voyage depuis sa maison près de la mer Caspienne jusqu’à Bandar Abaas, au bord de l’océan Indien. Pour passer notre première nuit commune, Ali trouve une petite mosquée sur une aire de repos au bord de l’autoroute. Jamais, je n’ai dormi dans une mosquée aussi bondée. Les voyageurs venus y prier se succèdent pendant six heures après le coucher du soleil. Dans mes rêves résonnent les « Allahu akbar » et « Bismillah » marmonnés par les fidèles. Au milieu de la nuit, le doux fumet du pot-au-feu d’une famille venue cuisiner sur les tapis de prières me réveille, je m’aperçois alors qu’une dizaine d’autres voyageurs dorment comme nous. Quand vient l’heure de la prière du matin, Ali me dit de continuer de dormir, bien que la mosquée soit complète. Nous occupons la place d’une dizaine de fidèles qui pourraient prier à notre place. Tout concourt à rendre le charme de l’Iran ambigu : le regard perçant et souvent inquisiteur de ses habitant·e·s, et le régime terrifiant en place contrastent avec leur générosité et humour débordant. Les paysages du plateau iranien sont très majoritairement désertiques, mais recèlent également de splendides formations géologiques, et sur leur pourtour des forêts luxuriantes.

PHOTO « Qui illustre le charme ambigu.

Quand nous apercevons au bord d’une petite rivière des arbres, nous sommes aimantés par leurs silhouettes avenantes, qui dénotent dans ce paysage de steppes désertiques. Bien assis sur un tronc couché, nous apprécions la transparence de l’eau de la rivière qui gargouille, quand soudain un homme et une femme viennent troubler son cours paisible. Armés de pelles et de sceaux, ils commencent à creuser le lit et les berges de la rivière puis, à la manière de chercheurs d’or, à décanter et à tamiser le sol extrait. Outrés de ce saccage, mais surtout curieux de leur affaire, Ali et moi, nous en allons les interroger. Au début, nous ne voyons que la soupe de sol riche en humus et sable qu’ils nous montrent en nous parlant d’arbres qui poussent plus loin dans les montagnes. Ils appellent cet arbre « پسته کوهی-بید-اهر », qui désignerait l’espèce Pistachia atlantica l’arbre le moins rare de ce plateau désertique. Après quelques minutes, nos chercheurs ont extrait des petites boules couleur ambre et or. Ce sont des boules de résine de pistachier qu’ils récoltent pour en faire du chewing-gum, et des produits médicinaux. Nous les laissons à leur cueillette, en mâchant un bout de résine avec une pensée pour cette rare petite rivière.

Chercheurs de résine en action.

Résine de Beneh ou pistachier des montagnes.

Quand le panorama s’ouvre sur la plaine du Zayandeh Roud, au centre de laquelle s’est implantée la ville d’Ispahan, je m’attendais à trouver des étendues immenses de vergers de pommiers, mais il n’en est rien. Les vergers commencent à 20 kilomètres de la ville. En arrivant au célèbre pont Allahverdi khan qui traverse la rivière Zâyandeh, je suis encore surpris de la voir complètement à sec en ce mois de Décembre. Ali m’explique que l’industrie sidérurgique et les centrales nucléaires consomment toute l’eau.2

Pont Allahverdi khan qui traverse l’ex rivière Zâyandeh à Ispahan.

Nous découvrons la place Naghch-e Djahan, un habitant nous décrit son organisation géographique, à l’ouest se dresse le bâtiment de l’autorité politique, à l’est l’autorité religieuse, au sud le centre spirituel et au nord le centre marchand. Vers le sud, nous visitons enfin le quartier des arméniens qui étaient destinés à devenir un peuple de marchands pour l’empire perse, en relation avec les Européens chrétiens aussi bien qu’avec les Indiens.

Place Naghch-e Djahan

Nous repartons vers le sud en direction de Chiraz, nos yeux deviennent sensibles aux nuances de teintes et textures de la steppe désertique. La silice des feuilles sénescentes des graminées reflète la lumière dorée du soleil, pour créer de grandes tâches satinées, tandis que les buissons au bois brûlé donnent à la steppe une teinte gris-terne. Les buissons épineux d’Ahgir toujours présents par endroit, donnent une belle texture douce verte-jaune pastel aux dépressions. De plus près, la seule fleur du désert qui résiste à l’hiver est celle d’une Anabasis sp, rencontrée en pleine floraison dans les montagnes tadjikes deux mois plus tôt. Ces fleurs sont d’un superbe rouge brillant. Mes oreilles sont aussi sensibles, parfois Moute ma bicyclette gazouille comme les petits passereaux. Elle me dupe par son doux chant, je cherche les petits oiseaux en vain. Ce son provient de mes sacoches usées qui frottent sur le portebagage secoué par la route.

Fleur d’une Anabasis sp.

En empruntant une petite route, nous croisons des hameaux dont les toits sont tous en forme de dômes. Cette forme est efficace pour pouvoir construire exclusivement en terre. En effet, aucun arbre qui pourrait donner des poutres, indispensables à la construction de toits plats, ne pousse à des kilomètres à la ronde. Nous dormons très bien dans ces maisons tout en terre. Certains toits sont recouverts d’une feuille de métal pour limiter leur entretien.

Toits voûtés des villages du désert.

Des monuments d’une toute autre mesure se dressaient dans la Perse antique. Nous les atteignons après dix jours de bicyclette depuis Ispahan. Les tombeaux de l’empereur Cyrus qui fonda le premier empire planétaire, bien avant Jules César en 550 av. J.-C. nous subjuguent. Les tombeaux de ses contemporains sont encore plus impressionnants, taillés à même la falaise. A quelques kilomètres de là, au pied d’une montagne, sur une terrasse massive, se dresse Persépolis, la magnifique cité antique de Perse détruite par Alexandre le Grand. Un visiteur venu du nord de l’Iran ne manque pas l’occasion de critiquer le régime en place, selon lui les islamistes auraient saccagé le site après leur prise de pouvoir. Un dernier habitant m’informe que quelques- unes des plus belles sculptures sont détenues par le Louvre à Paris.

Tombes du sites de Naqsh e-Rostam au nord de Persepolis

Chiraz est la dernière ville d’Iran que j’ai l’honneur de visiter, plusieurs poètes persans reconnus et vénérés bien au-delà de l’Iran y ont vécu. Autour de la tombe du poète moraliste Hafez, une foule calme et nombreuse vient se prendre en photo. Quelques hommes m’intriguent avec leur serre-tête en plastique trop serré. Une fois de plus, mon ami iranien m’éclaire, ces hommes se sont fait greffer des cheveux pour parer à leur calvitie. Cette opération est assez commune en Iran. Les jeunes femmes sont-elles nombreuses à se faire affiner le nez. Ces opérations de chirurgie esthétique révèlent un autre trait des iranien·ne·s, ils et elles prennent très soin de leur apparence et de celle de leur maison, toujours pleine de plantes. En soirée, nous sommes invités à rejoindre un club de cyclistes urbains, qui randonne deux fois par semaine dans la circulation dense de la ville.

Club cycliste de Chiraz

Mon visa expire bientôt, il me faut quitter rapidement l’Iran, je décide de monter dans un bus. Sur la route de sortie d’Iran, je me remémore les six semaines passées dans ce pays, jamais, je n’ai autant dansé, chanté et ri de mon voyage. De simples rencontres dans la rue m’embarquaient souvent plusieurs jours à la découverte de leurs monuments et de fêtes dignes du récit des milles et une nuit. Après avoir traversé de nuit le Baloutchistan Iranien, j’arrive au petit jour à la frontière de Taftan avec le Pakistan. Cette frontière est considérée comme risquée, les touristes ont interdictions de voyager seul, et sont immédiatement placés sous surveillance policière. Au poste de la police militaire, je rencontre quatre autres touristes, nous passerons la prochaine semaine ensemble. Dans le désert, nous sommes sous la garde des levises, un corps de police datant de l’empire Britannique réhabilité récemment pour faire face aux indépendantistes baloutches. Les levises sont le corps de police le moins coûteux et le plus efficace selon le gouvernement pakistanais.3 Nous comprenons rapidement pourquoi les levises sont peu coûteux. Les pickups qui nous transportent sont anciens et parfois simplement absents. Lors d’un des nombreux contrôles, les villageois·ses nous scrutent au loin, de quoi vivent-ils ? D’après un marchand de passage, principalement du trafic de carburant en provenance d’Iran, et d’héroïne d’Afghanistan. Pour gagner de l’argent, peu d’options s’offrent à eux, ici dans la province la plus pauvre du Pakistan.4

Camions pleins de bidons de carburant.

Nous sommes ballottés de pickups en pickups en fonction des circonscriptions, nous changeons une trentaine de fois de véhicule, ce qui signifie descendre puis remonter mon imposante bicyclette Moute à chaque fois. En se rapprochant de la ville de Quetta la nuit, les voitures de levise puis de policiers font défaut, nous devons alors faire de l’autostop, toujours cependant accompagnés par un homme armé sur une moto. En pleine ville, au milieu de la circulation chaotique, nous attendons notre prochaine voiture de policiers quand la circulation s’arrête… Nous sommes étonnés par les précautions que prennent les policiers, jusqu’à ce que nous voyons passer à toute vitesse un convoi de voitures blindées, surmonté de grosses mitraillettes qui protègent le Premier ministre tant détesté. Dans le dernier bus qui nous mène hors du Baloutchistan, nous sommes heureux de quitter nos escortes, mais notre bonheur est vite douché. Nous nous rendons compte que toutes les demi-heures de ce trajet nocturne de douze heures, les policiers vont arrêter le bus pour contrôler nos papiers. Les passagers pakistanais prennent heureusement ce harcèlement à la rigolade.

Notre principal point de vue du Baloutchistan pakistanais

Enfin, libre dans la ville de Multan, nous découvrons l’immense générosité des Pakistanais. Nous sommes régulièrement invités à manger ou boire le thé au lait sucré. La générosité des Pakistanais n’a d’égal que la misère d’une partie de la population, qui crève de la sous-nutrition et de la pollution extrême, qui règne dans les villes. Les services de gestion des déchets, de l’eau ou de nettoyage des rues, ainsi que tous les autres services semblent inexistants. Une rangée de cercueils accueille les malades à l’entrée d’un hôpital. Nous comprenons mieux pourquoi un de nos gardes balouche, nous avouait avoir perdu trois de ses enfants, et que mon coiffeur de Multan a perdu ses deux femmes après leur accouchement.5

Nous cinq, les touristes qui viennent du Baloutchistan, sommes rattrapés par notre nouvel environnement froid, surpeuplé et sur pollué. Nous tombons tous ensemble malade pour une semaine. Alors que la fièvre m’affaiblit, je tente de rejoindre le fleuve Indus à vélo. Après 70 kilomètres pédalé au milieu d’un triste paysage de décharge, les policiers m’arrêtent à 10 kilomètres du fleuve, interdiction d’aller plus loin pour cause de terrorisme… Après cet échec, je tente de visiter un grand site archéologique de la civilisation de l’Indus, mais un dernier policier m’enjoint de quitter rapidement le territoire pour cause de visa en fin de validité… Ma santé défaillante ainsi que la fin de mon visa pakistanais me forcent à écourter rapidement mon voyage, dans ce pays si étonnant. Je n’entrevois finalement la vallée de l’Indus, qu’à travers les vitres des bus multicolores, qui lancent leurs décibels de musique indienne aux mystérieux paysages qui défilent trop vite.

La carte du chemin accompli :

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Sources :

  1. https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2023/10/iranian-women-and-girls-face-further-violations- of-their-rights-under-compulsory-veiling-bill/ ↩︎
  2. https://reporterre.net/En-Iran-la-population-s-oppose-a-la-mafia-de-l-eau ↩︎
  3. Balochistan levies https://en.m.wikipedia.org/wiki/Balochistan_Levies ↩︎
  4. https://www.dawn.com/news/1489874 ↩︎
  5. https://journals.sagepub.com/doi/full/10.1177/00469580231167024 ↩︎

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