Des vaches dans les vergers de Samarcande

Deux semaines en août 2024

Le clapotis de l’eau suivi du doux son du balai de limonium sur la dalle de la cour, me réveille tous les matins, juste avant le lever du soleil. Il est 5h30, l’heure de la première prière de la journée. Zarnigor, comme beaucoup de femmes en Ouzbékistan, répète ces gestes chaque matin, ce ménage s’étend ensuite à la rue, puis la petite route du village et ce jusqu’à la quatre- voies qui m’a mené ici. Ce sont toujours des femmes qui sont employées à chasser la poussière dans cette région désertique. Elles se rencontrent par dizaines, toutes voilées et masquées pour se protéger du soleil et des gaz d’échappement. 1 Zarnigor ne balaye pas au bord des grandes routes, son mari Farrux gagne suffisamment bien sa vie. J’ai rencontré Farrux et Zarnigor, un soir que je cherchais un verger pour camper discrètement au vert. Elle finissait de traire leurs vaches, et il discutait avec ses amis.

La mélancolie des teintes bleutées de la nuit qui s’installe, est conjurée par les visages joyeux, qui sur la route du retour au logis s’arrêtent pour causer avec nous. Comme nous ne partagerons de langue commune que les bribes de russe que je connais, nos conversations approximatives sont brutes. Des expressions du visage, des intonations de la voix, des mouvements fatigués du corps, et de quelques mots russes naissent un langage plus sensible à nos humeurs. Farrux rentre chez lui sur son vélo, aux pneus surdimensionnés qui vrombissent sur l’asphalte, mais ont la vertu d’amortir les bosses de la route. Dans la cour de la maison, les enfants sont en vacances et s’amusent avec leur vélo, leur grand-mère, la mère de Farrux veille sur eux. C’est elle qui, la première m’enseigne les noms et usages des plantes, qui poussent dans le jardinet situé derrière la cour et devant l’étable.

La cour intérieur de la maison familiale avec le jardinet au centre.

Quelque camélias bordent un côté de la cour, la grand-mère Mavluta debout sur le rebord de la fosse me parle des plantes que je lui tends. D’après Mavluta, le plantain lancéolé, en ouzbek de Samarcande « Zupturum », est bon pour soigner les maux d’estomac par infusion de feuilles séchées. L’amarante qu’elle nomme « Shōra » serait également bonne pour l’estomac, mais préparée en salade. En salade, il est aussi parfois consommé du pissenlit dit « Gogiot » et agrément d’oseille nommée « Otgulog ». Toutes les autres jolies fleurs sont regroupées sous le thème « Supurgi », pour parler de la plante entière, pour désigner simplement la fleur, le terme « Gul » est préféré. Ona me parle avec beaucoup d’intérêt des plantes aromatiques. La menthe verte dite « Pidina » est utilisée fraiche ou séchée, dans une grande variété de plats. L’Aneth nommé « Shivit » est aussi largement utilisée. Le basilic appelé « Rayxon », qui est considéré comme le parfum du paradis, est séché et réduit en poudre. Mavluta me montre un pot de poudre de basilic de sa confection.

Pot de poudre de basilic de Mavluta

Toutes ces plantes réunies dans le petit jardin de la cour, forment un simulacre de paradis chez soi. Dans le coran, le paradis est un grand jardin irrigué d’eau fraîche, par de multiples canaux. Un exemple plus vaste se situe autour du village, nous y retournons le soir. Dans les vergers, les vaches sont restées attachées toute la journée. Elle avait de l’eau, de l’ombre et de l’herbe que nous leurs avions fauchées. Nous fauchons tous les matins, l’herbe qui pousse entre les pommiers avec une petite faux. Cette herbe principalement composée de luzerne, trèfle, sétaire et panicaut est leur unique fourrage.

La propriété du verger est repartie entre les 4 frères de la famille, mais seuls Farukh et Cherif l’entretiennent, car ils habitent sur place quand leurs frères habitent à la capitale Tachkent. Jusqu’à une période récente, l’exode rural était encadré par l’administration avec pour résultat, des campagnes densément peuplées et des petites villes. 23 Quelques rangs de pommiers plus loin, Cherif, fauche à tour de bras de l’herbe avec sa grande faux, il fait des stocks de foins pour l’hiver.

Cherif fauche

Cherif fauche, je l’interroge sur le nom des plantes coupées et leurs utilités. Il me parle d’abord des fabacées, plantes de la famille des poids. Cherif me dit immédiatement que la luzerne semée est le meilleur fourrage pour les vaches, il la nomme « Beda ». Les trèfles qu’il appelle « Setarga » favorisent selon lui les vers du foie des vaches, si elles sont consommées en trop grande quantité. La fabacée épineuse, du genre Ahagi, que l’on retourne partout au bord des routes, ressemble à un petit ajonc et est « bonne pour toutes les bêtes ». Il la nomme « Yantog ». Il ne cherche pas à la faire pousser, mais elle se développe spontanément. Face à ma curiosité, qui embrasse toute la diversité des plantes que nous observons, Cherif se tarie et interroge sa femme sur les noms et vertus des plantes. Les femmes semblent souvent d’avantage connaître les végétaux que les hommes, mais elles sont plus difficiles à aborder. Le liseron des haies, qu’il appelle « Pechakōt » ou « Karnaygul » est « utile pour les vaches ». La carotte sauvage appelée « Tikan » n’est pas consommée par les vaches. Puis Cherif me donne les noms de quelques plantes ; sans détails sur les usages . Ainsi, j’apprends que la pimprenelle s’appelle « Otini Bilmayman » tandis que « Girgtomir », qui signifie forte racine, désigne les grands Rumex des champs, et que les roses trémières sont dénommées « Gulkhayri ». Une autre herbe est beaucoup moins apprécié, il s’agit d’une amarante rouge nommé « sassigōt ». Si les vaches en mangent trop, elles tomberont malades. Enfin, une grande armoise odorante qui se reprend dans les vergers, est appelée « Burgamōt ». Cet imposant végétal est vu plutôt négativement par Cherif comme par Farukh, car il tend à prendre la place des herbes nutritives, mais présente l’avantage d’éloigner les poux des bêtes. Après notre discussion, nous avons fini de faucher l’herbe, nous la chargeons sur la remorque de son petit moteur, qui transportera le chargement jusqu’à sa maison.

L’imposante « Burgamōt » qui éloigne les poux des vaches

Toute cette verdure diverse n’existe dans cette région désertique, que par un ingénieux système d’irrigation composé de milliers de canaux. L’eau provient des « pays d’en haut », comme ils étaient appelés sous l’époque soviétique, que sont le Kirghizistan et le Tadjikistan, dont les montagnes sont les châteaux d’eau d’Asie centrale. Les « pays d’en bas » l’Ouzbékistan et le Kazakhstan, sont les pays agricoles qui consomment l’eau pour leur agriculture. Ce partage entre « pays d’en haut » et « pays d’en bas » était à la base des échanges économiques internationaux de la région sous l’URSS. Sans argent, les pays du bas échangeaient contre l’eau des pays du haut, les denrées agricoles produites avec cette même eau. Ces rapports continuent aujourd’hui, à la différence qu’ils sont monétaires : quand l’Ouzbékistan réclame les dettes impayées du Kirghizistan, ce dernier lui envoie la facture d’entretien des multiples barrages, qui permettent son approvisionnement en eau. Ce jeu diplomatique, qui tente de construire un discours du manque de l’eau, pour solliciter des investissements internationaux est nommé « gospel de l’eau », par Raphaël Jozan auteur d’une thèse sur la « guerre de l’eau », que se livrent les républiques centre asiatique. Selon cet auteur, les solutions sont peut-être plus administratives que techniques, et des sujets cruciaux sont passés sous silence. Par exemple, les cultures fourragères liées au petit élevage, pourtant grandes consommatrices d’eau à l’échelle de la région, passent bizarrement largement sous les radars des administrations. 4

Ma dernière tâche consiste à ramener les vaches, qui ont passé leur journée près des canaux qui longent la route vers l’intérieur du verger de pommier. Cette opération est toujours la plus délicate, promener son chien en laisse est aisé, mais une vache sans licou pour la mener, demande plus d’expérience. Souvent, quelques bonnes herbes retiennent ma captive, qui ne veut plus bouger et l’instant d’après, la voilà qui se met à courir et m’emporte comme un cerf- volant au bout d’une corde. La dernière vache à déplacer dans son verger dortoir, est celle que Zarnigor trait tous les soirs. La condition des animaux de ferme est bien différente ici et en Europe. Il est interdit d’attacher les vaches pour leur bien-être en Europe. Les mules et autres animaux de trait, qui tractent fréquemment des charrettes au bord des routes, nous rappellent aussi leur condition laborieuse traditionnelle.

Une fois chez elle, Zarnigor transforme le lait en beurre, le plus souvent en lait fermenté et parfois en fromage appelé « Qurt », séché à l’ombre dans la cour. Le « Qurt » qui est fromage le plus commun en Asie centrale, se présente sous forme de boules sèches, dures comme de la pierre. Il était traditionnellement consommé par les nomades.

Transformation du lait

Sur ma route, l’élevage tient presque partout une place importante pour les ruraux d’Europe, comme pour ceux d’Asie centrale. Même dans les terres fertiles et irriguées d’Ouzbékistan, la plupart des familles élèvent quelques vaches, brebis ou chèvre. Espérons qu’à l’avenir l’eau coule toujours pour tous ces agriculteurs et familles, qui cultivent la terre pour se mieux vivre.

Sources :

  1. https://novastan.org/fr/ouzbekistan/la-vie-loin-des-contes-de-fees-des-femmes-de- samarcande/ ↩︎
  2. https://journals.openedition.org/eps/2018 ↩︎
  3. https://novastan.org/fr/ouzbekistan/ouzbekistan-le-gouvernement-utilise-ladministratif-pour- contenir-lexode-rural/ ↩︎
  4. https://www.cairn.info/les-debordements-de-la-mer-d-aral–9782130594345.htm ↩︎

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