Du fleuve de l’Indus au Pakistan au golf de Khambhat en Inde

Du 10 janvier au 18 février 2024

Au bord de l’asphyxie, dans un embouteillage de motos qui n’arrivent pas à dépasser un large chargement de bois tracté par des mules, je fais appel aux techniques de relaxation orientale, pour ne pas succomber. À coup de tour de pédalier et de coup de guidon, Moute, ma bicyclette, se fraye un chemin, dans le flot de deux roues chaotiques de la ville de Lahore. Captif des policiers et des bus successifs, je ne me suis plongé dans le Pakistan qu’à travers ses villes. Je ne dois ma survie qu’à l’infini gentillesse des pakistanais, car perdu dans ce qui ne me semblait encore qu’un chaos, ils et elles m’ont guidé·e·s à chaque arrêt de bus, à chacun de mes regards interrogateurs. C’est donc avec un grand soulagement et un peu de regrets, que je découvre la paisible campagne du Punjab pakistanais. L’herbe tendre et les veaux aux poils brillants de la campagne, m’arrachent des larmes de bonheur tant la différence est extrême avec les agglomérations d’immeubles. Cette rencontre avec la campagne du Pakistan est de courte durée, car déjà la frontière barre mon chemin. L’unique poste de douane terrestre entre deux état-nations au passé commun devrait, me paraît-il, être surchargé, mais il n’en est rien. Je trouve la frontière parfaitement déserte à son ouverture. Un douanier à moto me guide jusqu’à la frontière exacte, théâtralement tracée entre deux portails coulissants, qui coupent des gradins formant une arène binationale. Déserte le matin, la frontière s’anime le soir quand plusieurs milliers de spectateurs viennent acclamer leurs gardes-frontières, par des « vive l’Inde » d’un côté et des « vive le Pakistan » de l’autre, dans un élan de patriotisme gênant. Le spectacle rituel, en miroir de part et d’autre de la ligne de démarcation, met en scène des exercices militaires donnant à voir la nation protectrice et provocatrice.1

À l’image de ses gradins gigantesques, l’Inde me paraît plus moderne, moins chaotique… Où peut être, est-ce simplement l’effet de ma fièvre, qui baisse, sur mon esprit. Au centre d’Amritsar, première ville après la frontière, s’étend un immense bassin, au centre de ce bassin se dresse le temple d’or, le Sri Harmandir sahib, centre du monde spirituel des Siks. La religion Sikh prône la création de liens pacifiques entre toutes les religions, elle est majoritaire au Punjab. Le soir, dans une auberge de jeunesse d’Amritsar, j’entends la voix d’un monsieur au fort accent français. Sa tête qui dépasse de la porte d’entrée demande une place, d’un regard timide et malicieux. Au milieu de sa petite face gaie, des yeux bleus encadrent un nez crochu, physique très exotique en Inde. Il s’appelle Didier, il est arrivé depuis la France jusqu’ici à vélo, nous voyagerons un mois ensemble. En quittant Amritsar dans le brouillard froid du matin, nous avons en tête d’arriver dans des pays plus proches du soleil. Nous prenons immédiatement la direction du sud vers le Rajasthan. Après plusieurs semaines passées dans les villes pakistanaises, Didier et moi cherchons le calme, heureusement, nous trouvons plein de petites routes asphaltées qui nous mènent paisiblement de village en village. Nous trouvons également suffisamment d’arbres au bord des canaux pour camper à l’abri des regards curieux. Les indiens nous trouvent toujours, mais nous laissent tranquilles à notre grand étonnement. L’humidité du Punjab nous fait souffrir, mais profite visiblement à l’agriculture, les champs de blé s’étendent à perte de vue dans l’atmosphère épaisse. Ce sont ces agriculteurs qui manifestement actuellement à New Delhi, pour notamment obtenir la garantie des prix minimum du blé et des pensions pour les agriculteurs âgés.2

Champs de blé au Punjab

La transition paysagère avec le Rajasthan est rapide, en quelques dizaines de kilomètres, nous passons d’une plaine humide couverte de monoculture de blé, à des dunes arides. L’agriculture intensive n’a cependant pas dit son dernier mot, à coup de milliers d’asperseurs, les dunes se couvrent de champs de moutardes en fleur en cette fin janvier. Au milieu des cultures irriguées, les arbres de climat subaride présents à l’origine font grise mine. En janvier, l’herbe est verte et les arbres caducs gris, d’après un jeune paysan. Au mois d’avril et mai, le vert changera de hauteur. La moutarde qui pousse sous les arbres sera récoltée et ces derniers se pareront de feuilles. Chaque fois que nous rencontrons un paysan qui parle un peu anglais, nous rencontrons invariablement ses frères et cousins qui déclarent travailler ensemble, à côté d’autres emplois temporaires. L’agriculture reste un secteur refuge pour nombre de jeunes sans emploi stable.3

Champs de moutarde arborés

Au sud de la ville de Bikaner se trouve le temple des rats, construit en l’honneur du fils de la mystique Karni mata, et de tous les conteurs et poètes réincarnés en rats. Les indous nourrissent ces milliers de rats chaque jour, car comme beaucoup d’autres animaux, les rats sont sacrés et le véhicule des dieux. Les rats sont considérés comme intelligents, actifs, adaptables et féconds.4 Ce temple marque une frontière phénologique de floraison et de densité humaine. Les fleurs apparaissent des deux côtés de la route, certaines plantes qui gardaient leur mystère de fleurs plus au nord, les révèlent enfin. Les habitants habitent partout, sans place pour camper en rase campagne. Nous faisons connaissance avec les agriculteurs, ce sont souvent les « lords », petits propriétaires, qui nous accueillent. Nous en profitons pour nous renseigner sur leur agriculture. Entre Bikaner et Jodhpur, villes construites en Grès rouge rosé, sont cultivées des plantes aromatiques. Les piquets des clôtures des champs sont aussi en grès rouge rosé. Les aromatiques les plus communément cultivées pour leurs graines sont le cumin, le plantain, le fenouil en mélange avec de la coriandre. Ils parlent des arbres qui poussent dans leurs champs, le Jujubier donne des fruits très appréciés en abondance. Les « khejri », des arbres proches des Genres Mimosa et Acacia sont taillés sévèrement, pour réduire l’ombre faite aux cultures, et par la même occasion nourrir le bétail des feuilles, et faire du bois de chauffe. Les fruits de cet arbre appelé aussi haricot du désert sont séchés et consommés comme des légumes. Le nombre de légumineuses arborescentes est impressionnant, un grand nombre de leurs fruits sont consommés par les Rajasthanis.

À perte de vue, se déploie la savane, dominée par les Acacias du Sénégal d’Arabie, comme en Afrique subsaharienne. Leurs silhouettes clairsemées sont aplaties au-dessus d’une végétation de graminées. Le seul grand mammifère que Didier et moi surprenons régulièrement est une sorte de chevreuil nommé « Nilgai », à la peau noire satinée dont la tête est trop petite par rapport au corps pour les mâles, et les oreilles rayées en dedans pour les femelles. Le parallèle avec l’Afrique sub-saharienne peu malheureusement se poursuivre du point de vue social. Malgré une forte baisse de la pauvreté extrême ces dernières années, l’indice de développement humain (IDH) reste très bas, et les inégalités de genre dans cet indicateur sont parmi les plus élevées au monde.5 Leur pauvreté ne semble pas diminuer ces personnes. Jamais je n’ai vu la beauté et la force autant répandues chez les humains. Toutes les femmes sont très belles, leurs grands yeux étonnés au milieu d’un visage gracieux aux traits fins m’aspirent. Sur leurs têtes magnifiques, elles portent l’eau, le bois, la bouse de vache, le grain, l’herbe et tout le nécessaire à la vie de leur foyer. C’est avec peine que l’on voit leur force pareillement utilisée dans les travaux de construction. Les hommes chargent leur panier de lourd gravas, sables ou briques qu’elles portent toute la journée vers les maisons et ponts en construction à la campagne. L’énergie musculaire est aussi largement utilisée pour cultiver les champs, ils sont souvent fauchés à la main, la charrue est tractée par les buffles, et toute sorte de choses transportées sur des charrettes tracées par des bœufs. Beaucoup de bergé·ère·s font pâturer leurs chèvres ou moutons dans les parties d’avance non cultivées. Munis de leur « Kika », longue perche terminée par une sorte de faucille dentée, ils et elles sont généralement activé·e·s à couper des branches d’arbres, pour compléter l’herbe rare en saison sèche. Nous apercevons de temps en temps des manèges à bestiaux utilisés pour pomper de l’eau.

Pompe actionnée par un manège à bestiaux

Dans ce paysage de savane cultivée, nous entendons presque continuellement des « Léon ! Léon ! Léon !  » lancé par des paons sauvages. Le paon des fermes de France est originaire d’Inde. Un animal bien plus largement répandu, le chien, est mon fidèle compagnon de route depuis le Monténégro. Comme les humains, les chien·ne·s ont des caractères variables en fonction des régions. En Grèce, ils et elles sont agressi·f·ve·s, en Turquie assoupi·e·s, en Russie joueurs·euses, au Tadjikistan absent·e·s et en Inde indifférent·e·s. Les chien·ne·s indien·ne·s ont l’habitude des vélos ! Ce trait de caractère est appréciable, d’autant que je me sens en empathie avec eux et elles, qui habitent dans cet espace public et influencé par les humains, qu’est le bas-côté des routes. Souvent couché dans le sommeil juste au bord des routes, leur position est parfois culbutée dans la mort. Au jugé de leur corpulence, les chien·ne·s de l’Inde profitent largement de la mort semée par les routiers qui fauchent les nombreuses vaches sacrées déambulantes.

Des chiens se repaissent d’un cadavre

Premier animal domestiqué par l’homme, le chien, quand il n’est pas utile à la ferme ou de compagnie, est désormais largement rejeté et ne reçoit comme caresse humaine que des jets de pierres.6 Ce divorce de l’humain avec une autre espèce me fait penser à d’autres espèces domestiquées, dans le passé que nous rejetons maintenant. Les « mauvaises herbes » d’aujourd’hui étaient souvent de bonnes herbes dans le passé. Ainsi, le laiteron maraîcher, ou courant dans les potagers européens comme indiens, fut une salade fort appréciée. La stellaire intermédiaire, le pourpier maraîcher ou le pissenlit et certaines plantes Messicole en sont d’autres exemples.7

Des rubans aux couleurs du drapeau indien sont ballottés sur la route par l’air que déplacent les voitures. Ils ont été accrochés là quelques jours plus tôt par les élèves qui célébraient la fête de la république. À défaut du président des USA, c’est Macron qui était invité pour célébrer la République Indienne. Notre président a fermé les yeux sur l’autoritarisme croissant de Modi pour les intérêts stratégiques et l’industrie militaire française.8Loin de ces préoccupations, je décore ma bicyclette de tissus de toutes les couleurs, autant pour leur beauté que pour la sécurité d’être plus visible sur la route. Ces tissus colorés sont habituellement accrochés aux arbres à proximité de temples importants. À partir de ce moment, Moute devient à mes yeux une sorte d’arbre ambulant décoré, en l’honneur de tous les êtres vivants que je croise : humains, autres animaux, végétaux, champignons, microbes, etc.

Nos aventures Rajasthanis, nous ont tant émerveillées, que nous sommes étonnés quand nous arrivons dans l’état du Gujarat. Après le paysage exotique du sud du Rajasthan, peuplé de palmiers sauvages, de bambou et d’un éléphant, je retrouve une végétation plus familière. Le climat plus humide permet des cultures maraîchères, de riz et surtout de tabac. Les ronces, pissenlits et laiterons poussent en lisière des champs. Nous glissons dans l’humilité chaude jusqu’à la ville d’Ahmadabad, qui nous absorbe comme elle a absorbé l’ashram de Sabarmati. C’est dans cet ashram que le Mahatma Gandhi appris à filer le coton, et enseigna sa philosophie pratique. C’est également d’ici qu’il y a près d’un siècle, Gandhi parti avec ses compagnons formés à la non-violence pour une marche de protestation de 390 kilomètres en direction de l’océan Indien. La marche du sel prend l’excuse de la hausse de la taxe sur le sel pour impulser un mouvement pacifique aux indépendantistes révoltés, qui se battent contre l’oppression coloniale des Britanniques. Le mouvement de désobéissance civile porté par les femmes sera par la suite d’une telle ampleur que cette marche est considérée comme le point de départ de la fin de l’empire britannique des Indes.9

Touché par la découverte plus intime de l’histoire, qui a conduit ces hommes sur cette voie pacifique, nous décidons de suivre leurs traces pour goûter à ce sel, ferment de révoltes. Entre chacun des villages de la route, nous tentons de sentir les idées de Gandhi, qui ont inspiré tant de mouvements progressistes victorieux du 20ème siècle. Pour notre première nuit, des cuisiniers et cuisinières nous accueillent. Ils et elles préparent chaque jour 300 repas pour les mariages de la petite ville. Nous passerons la nuit avec eux, qui dorment à même le sol de la cuisine. L’avantage de coucher sur place est qu’ils et elles dorment jusqu’au dernier moment quand quelqu’un apporte le thé pour commencer la journée de travail.

Joie des Indiens qui nous trouvent dans leurs champs au petit matin

Nous continuons à goûter au thé et à la joie des Indiens le long de cette marche. Interrogé sur leur opinion de Gandhi, la plupart restent muets. Quant au nom de Narendra Modi, ils réagissent vivement, un jeune homme déclare même, qu’il considère ce dernier comme un dieu. Étonnamment aucun musée, aucun monument, aucune plaque ne marque le passage des marcheurs si ce n’est de gigantesques portails au-dessus de la route nationale. Nous découvrons les évènements qui ont marqué ce chemin au musée voisin de la plage, ou Gandhi recueilli un peu du sel interdit. Ce 18 février 2024, je contemple l’océan Indien tout juste un an après avoir quitté l’Atlantique. Dépourvu du génie rassembleur de Gandhi, je tente une révolution bien plus modeste dans mon cœur. Je remercie toutes celles et ceux qui dans leurs générosité·e·s m’ont donné·e·s de leur amour où que j’aille. Malgré le fossé qu’a creusé entre nous la mondialisation économique qui me favorise à leur détriment, ils et elles m’ont accueilli en ami. Malgré les guerres intestines de leurs sociétés, qui les ont parfois mis de côté, il émanait d’elles et d’eux toujours une force paisible. Au milieu des nombreux déserts qui séparent l’Europe de l’Asie orientale, j’eu la sensation d’être en tête à tête, collé peau contre peau, avec l’astre terrestre dépourvu de son habit végétal. Ces phrases sont peut-être pompeuses, mais le souvenir de 1000 visages et paysages de culture et de nature si différentes, me donnent une sorte de « foi » en l’humanité et la vie en général, vaste et profonde comme l’océan.

Crabe minuscule de la plage de Dandi, dont les ancêtres ont dû paniquer quand les milliers de marcheurs sont arrivés sur leur plage.

La carte du chemin accompli :

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Liens :

  1. (en anglais ) https://www.hindustantimes.com/analysis/it-s-time-we-dropped-the-jingoism-and-hate-at-wagah/story-VaJjbiuHl4yQP7Rrb9luzI_amp.html ↩︎
  2. https://www.france24.com/fr/info-en-continu/20240221-des-agriculteurs-indiens-en-col%C3%A8re-pr%C3%AAts-%C3%A0-reprendre-leur-avanc%C3%A9e-vers-delhi ↩︎
  3. https://www.cirad.fr/les-actualites-du-cirad/actualites/2020/science/covid-19-securite-alimentaire-l-inde-face-a-la-crise-de-l-emploi ↩︎
  4. https://hal.univ-reunion.fr/hal-03249799 ↩︎
  5. (en anglais ) https://www.undp.org/india/human-development-report-2021-22 ↩︎
  6. https://blog.l214.com/2014/04/21/ahis-violence-et-non-violence-envers-les-animaux-en-inde ↩︎
  7. https://messicoles.cbnpmp.fr/les-connaitre ↩︎
  8. https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2024/01/emmanuel-macrons-participation-as-guest-of-honour-at-indias-republic-day-celebrations-sends-out-a-worrying-political-signal/ ↩︎
  9. (en anglais ) https://scholarblogs.emory.edu/postcolonialstudies/2014/06/20/gandhis-salt-march-to-dandi/ ↩︎

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