Du 18 février au 22 mars
C’est par une poignée de mains, les yeux dans les yeux, que l’on tente de préciser par quelques phrases d’au revoir maladroites, que Didier et moi nous quittons à l’embranchement de deux routes. L’essentiel de notre séparation se consommera sur nos bicyclettes pendant les prochains kilomètres. Un pincement au cœur et une sensation de pesanteur qui font oublier la route quelque temps me saisit souvent quand ma fuite perpétuelle m’arrache aux amitiés à peines commencées. Ce premier mois en Inde nous aura, Didier et moi, remué plus encore que l’année d’aventure qui l’a précédée. Chamboulés par le foisonnement Pakistanais et Indien, nous nous sommes bien rapidement livrés l’un à l’autre puis engueulés aussi. Nos routes se séparent,
il suit la côte tandis que je bifurque dans les terres à la rencontre de témoignages de l’Inde ancienne. Le matin, je quitte Didier et l’océan, le soir, je retrouve presque l’océan au bord d’un gigantesque lac, mais sans compagnon. Des paysans-pêcheurs cultivent les vases ressuyés de la large bande exondée du réservoir. L’eau douce est paisible, les gens aussi, leurs barques
glissent sur la surface liquide, inondée de la lumière du soleil, qui se lève de son grand lit de nuage safran.

Aujourd’hui, il me faut grimper sur la chaîne de montagne qui longe la côte Indienne, que sont les Gahts occidentales. La voie la moins ardue est une autoroute en chantier. Dans un restaurant routier, un conducteur de poids lourds vient à ma rencontre, il habite à Jaiselmer non loin de la frontière pakistanaise, et veut m’offrir le repas. Impossible de refuser sans risquer de l’offusquer, j’accepte et nous causons. Il est musulman, ce qui ne m’étonne pas, car le dernier mois écoulé, les musulmans bien que minoritaires en Inde se sont démarqués par leur générosité. Il conduit
son poids lourd pour voir du pays et se sent libre comme ça, au désespoir de sa famille qui voudrait qu’il reste à Jaiselmer. La cohabitation entre Indous et musulmans était, et est toujours amicale, mais depuis la seconde élection de Narendra Modi, l’ambiance change. Il se sent mis de
côté par les autorités, un parfum d’hostilité flotte dans l’air. Il faut dire que le discourt de Modi marche à plein chez beaucoup de mes rencontres de confession Indou. Sa rhétorique m’est souvent résumée ainsi : les musulmans et les chrétiens ont toujours essayé de nous convertir à leur religion, nous avons été dominés trop longtemps par eux, il est temps que les indous reprennent le pouvoir.

Les sites historiques pour lesquelles j’ai emprunté cette route, vont dans le sens d’une Inde ancienne plus tolérante envers les autres religions. Les grottes d’Ajanta furent un haut lieu Bouddhiste, creusées principalement au IIème et Iᵉʳ siècle av. J.-C. puis au Vᵉ et VIe siècle1 sous des dynasties de confession Indou. Plus au sud, au milieu de la colline rosée par la forêt de Gliricida en fleurs, d’autres monuments majeurs ont été creusés. Les grottes d’Ellorâ regroupent ainsi, creusées dans un même alignement de falaises basaltiques, des sanctuaires consacrés respectivement au bouddhisme, au brahmanisme et au jaïnisme2. Le temple de Kailâsanâtha, probablement la plus grande construction monolithique du monde, est une merveille de gigantisme, parée de sculptures de la faune locale3. En admirant la hauteur excavée, je pense tout de suite au dur labeur des ouvrier·ère·s que ce chantier a nécessité. Un temple de taille similaire, réalisé en bloc de prière, aurait cependant nécessité plus de travail encore4.

Depuis quelque temps, quand le jour déclinant m’incite à chercher un campement à l’abri sous les arbres, des paysans me mettent en garde vis-à-vis du tigre qui habite dans la zone boisée, la « forest area ». Pour preuve de la présence du tigre, un paysan exhibe sa cicatrice au pied, stigmate de sa rencontre avec le félin5. Malgré ces paroles sans cesse répétées, mes principaux prédateurs restent les bus, voitures et autres engins véloces qui ont tué 1500 fois plus que le tigre en 20226. Au Maharashtra, parmi les affiches publicitaires se détachent des visages joufflus. Alors que je les prends d’abord pour des affiches électorales, un ami m’apprend qu’elles annoncent simplement un joyeux anniversaire à ces hommes7. Un visage plus historique se décline partout, sur les voitures, panneau de restaurant. C’est celui du Baba Saïd, guru illustre au Maharashtra. Son visage omniprésent est difficile à distinguer d’une autre figure nationale, qui est celle du conquérant Shivaji l. Il bâti l’empire Marathi après avoir battu #les Moghols rivaux. Sa gloire m’est largement comptée par les rencontres du chemin. En ce début de weekend, de grands groupes de citadins en villégiature viennent scander des slogans nationalistes marathes, tout en haut d’un des nombreux forts imprenables de la région8.

Autour de ce fort d’altitude dans les Ghats, la flore me surprend sans cesse. Suspendues dans l’air ou bien cramponnées aux branches des arbres, les fleurs éclatantes ponctuent la route. La saison sèche qui fait tomber les feuilles, laisse toute la place aux rares fleurs pour qu’elles s’exhibent. Ainsi Bombax ceiba laisse facilement tomber ses larges corolles au pied, tandis que le « bhutyā » qui signifie arbre fantôme, Sterculia urens, les garde beaucoup plus discrètement en inflorescence informe et brunâtre. Ce sont pourtant ces derniers, qui me touchent le plus. Ces petits groupes de fleurs charnues rouges et vertes sont adorables de candeur… Les fruits s’accrochent à des endroits étonnant le long des troncs et branches principales. Les branches principales de ficus gigantesques sont couvertes de figues pubescentes, et le tronc du Jaquier Artocarpus heterophyllus porte des fruits gros comme des cuisses bien charnues.

Bien décidé à voir la mer, je suis la route côtière, elle passe sans déranger les reliefs en haut des collines, et au fond des estuaires. Le vent souffle du nord, il devrait me pousser comme la tempête qui venant de l’ouest, me poussait sur la côte plate de la Bretagne sud à mon départ. Ici, la côte ressemble davantage à la Bretagne nord avec ses collines entaillées de fleuves côtiers. Le vent arrive rarement à m’atteindre au fond des vallées humides, et sur les hauteurs trop vite coupées par un autre fleuve. J’ai le sentiment de faire du sur place. Le seul moment où j’ai l’impression d’avancer rapidement est le soir, assis immobile sur la plage face à l’océan. Le vent fouette mon corps, devant mes yeux la houle poussée par cette force, défile rapidement parallèlement à la plage, si bien que je me sens transporté en sens inverse. Les ponts de cette route côtière sont parfois en réparation ou tout simplement effondrés, me laissant découragé devant le bras de mer qui coupe ma route. Les pêcheurs sont heureusement partout, il me suffit de leur faire signe pour qu’un d’eux me fasse traverser, moyennant quelques roupies. Ma bicyclette Moute est rapidement embarquée sur leurs pirogues avec ou sans flotteur ou rarement de plus grosses embarcations à moteur. Une autre fois, c’est même un petit ferry tout rafistoler de partout, conçut exclusivement pour les deux roues qui nous fera traversés.

L’hiver Indien au sud de Bombay ressemble à l’été méditerranéen, il est chaud et sec, c’est la bonne saison, car l’été arrive avec les trombes d’eau de la mousson. L’hiver est la saison des mariages. L’âge médian des Indien·ne·s est de 28 ans9, c’est dire si les candidat·e·s au mariage sont nombreu·ses·x. La nuit, des rayons de lumière géants comme ceux des phares s’agitent dans le ciel, des sons de basses puissantes proviennent de leurs pieds. En reprenant la route le lendemain, nous découvrons de loin les lieux de la fête qui exige de grands murs et des tissus colorés comme des arc-en-ciel. Un dimanche soir, je m’arrête à hauteur de pareilles décorations et je suis rapidement invité au mariage traditionnel. Les marié·e·s se voient pour la première fois. Les mariages arrangés représentent encore 93 % des unions en Inde1011. Les plus heureuses ici semblent les familles qui s’unissent par-là, celle du marié qui cultive des mangues qui poussent dans les vallées humides, et celle de la mariée des noix de cajou qui poussent sur le haut des collines sèches. À quelques villages au nord de Goa, la population se panache rapidement, les occidentaux blancs sont parmi les indiens noirs. Je peux compter le nombre de peaux blanches que j’ai croisé, pendant un mois et demi de voyage sur mes 20 doigts, ici nous sommes des milliers. Dans un village du nord de l’état de Goa, les nationalités russes, allemandes et anglaises sont majoritaires, l’ancienne colonie portugaise est toujours occupée. Je n’avais pas véritablement pris conscience du tourisme de masse jusqu’à présent. Sur cette plage, la musique rock n’roll, les cours de Yoga au milieu des vendeurs de glace et de bière sonnent faux. Alors que la majorité des consommateur·rice·s sont occidentaux·ales·, les commerçant·e·s et employé·e·s sont eux, tous d’origine Indienne ou népalaise. Je demande à un serveur quel est son rêve : servir les touristes de Goa ? Certainement pas, son rêve avorté aurait été de servir dans l’armée britannique ! Loin des années où les hippies s’intégraient à la vie locale, l’industrie touristique a détruit la côte pour vendre le divertissement nécessaire à la santé des travailleur·euse·s aliénés·es des sociétés industrielles12. Des panaches de lumières glauques diffusent, dernière l’horizon maritime invisible d’une nuit de nouvelle lune, leur éclat hypnotique. Elles se nourrissent des milliers de poissons attirés par leurs éclats, comme l’est mon regard. Comme les poissons, je m’endors devant ce spectacle lugubre. Brusquement, le bruit d’un moteur thermique me réveille, il actionne un treuil qui tracte les bateaux de pêche sur la plage. Quand le treuil ne me réveille pas, j’entends des chants d’hommes, qui hissent les bateaux sur la plage à la force de leur bras. Je les rejoins alors pour un tir à la corde matinal ; le bateau appelé « Wada » glisse sur des billots de bois huilés. De temps à autre, je m’endors sur des plages sans bateau, le poisson arrive alors par camion pour sécher sur la plage. Un jour, j’aperçois un groupe de femmes qui arrosent des feuilles de cocotiers étalées sur le sable… Pourquoi arroser la plage ? Pour faire germer du fenugrec, qui poussera facilement dans le sable bien à l’abri sous les feuilles des cocotiers.

Rassasié d’océan, l’appel de la forêt me guide à nouveau vers les terres. La luxuriante végétation m’enchante, les habitants me mettent en garde vis-à-vis des éléphants, nombreux dans la forêt. Le camping sur la première plage venue des dernières semaines se transforme alors en recherche d’une maison ou à minima d’un jardin clôturé. Pour cette première nuit, un groupe de récolteurs de résine à encens, m’accueillent dans leur auberge. Des hommes de tous âges vivent ici après leur journée à racler la résine du « dupa tree » Vateria indica dans la forêt. Une centaine de kilomètres dans les terres, je me heurte à nouveau au Ghats, et me hisse au-dessus des forêts chaudes pour gagner une relative douceur favorable au caféier. Une neige tropicale à la senteur capiteuse semble être tombée sur les arbustes. Ce sont les fleurs des caféiers qui s’épanouissent en boules serrées aussi généreuses que leurs parfums. Je suis venu jusqu’ici pour rencontrer un jeune homme qui cultive du café avec sa famille. La richesse des plantations est impressionnante, il y pousse une multitude d’arbres fruitiers au-dessus des arbustes. Je devais initialement récolter le poivre avec lui, mais ses plans ont changé et aucun des voisins n’accepte mon aide. Je repars donc en direction de Mysore à la rencontre de Krishnappa qui pratique la méthode Z.B.N.F. pour agriculture naturelle à budget zéro13 depuis 24 ans. Vous découvrirez ces deux plantations en lisant « Deux forêts fruitières au Karnataka ». Comme il m’est difficile de trouver une ferme ou me rendre utile parmi toutes petites plantations familiales, qui ne manquent pas de main d’œuvre, je continue ma route vers le sud. Au bout du plateau, un portail encadré de gardes forestiers armés, les « rangers », coupe la route et marque l’entrée d’une réserve naturelle. La différence est nette, dans la réserve aucune agriculture n’est visible, juste la forêt sèche du plateau et une variété de flore et de faune bien supérieure qu’aux environs. Alors que les animaux sauvages de la réserve ne sont pas effrayés par les caisses en ferrailles hurlantes qui passent sur la route à toute allure, mes gestes organiques sur mon cheval de fer les font paniquer… Seuls les éléphants sauvages gardent leur calme. Comme pour les fleurs, il est interdit de prendre en photo les animaux comme me le rappelle un groupe de rangers. À la sortie de la réserve, une autre montagne se dresse devant moi. On m’informe que de l’autre côté quelqu’un pourrait m’embaucher. Au début de l’ascension, les vastes cultures de thé s’étendent de toute part sur la montagne. Dès qu’un espace est libre, les fourrés de lantana, Lantana camara étouffent tout et poussent jusque sous les plantations d’eucalyptus de toutes sortes. Ces végétaux importés et même invasifs pour le lantana, assèchent littéralement des bassins versants entiers par leur consommation en eau plus importante que les végétaux autochtones14.

Autour des 2000 mètres d’altitude, je retrouve une flore familière, ajoncs, genêt, pissenlits, laiterons, molènes, scrofulaires, épilobes que je n’avais plus vus depuis longtemps, me rappelle les climats tempérés humides. Notre Ajonc d’Europe, Ulex europaeus et genêt à balais, Cytisus
scoparius, si communs en Europe sont de redoutables plantes invasives, aux quatre coins du monde15. Ici, elles forment des landes d’altitude en lieu et place de végétations autochtones, telles les prairies naturelles et la « shola », forêt tropicale de montagne aussi appelée forêt des nuages, qui est très menacée. Le genêt modifie ces végétations fragiles16, qui ont déjà largement disparues sous l’urbanisation, les réservoirs d’eau et plantations d’arbres exotiques et de thés. Les églises chrétiennes de la ville d’Udhagamandalam et le visage de mère Teresa affiché sur une camionnette, qui lance des musiques de cornemuse dans un paysage de lande frais et venteux, finissent de me transporter en Bretagne.

A bientôt toujours à vélo !:)
La carte du chemin accompli :
Liens :
- https://whc.unesco.org/fr/list/242/ ↩︎
- https://whc.unesco.org/fr/list/243/ ↩︎
- https://en.m.wikipedia.org/wiki/Kailasa_Temple,_Ellora ↩︎
- https://www.jstor.org/stable/42931407 ↩︎
- https://www.rfi.fr/fr/podcasts/questions-d-environnement/20240131-
comment-expliquer-la-hausse-des-incidents-entre-humains-et-tigres-en-inde ↩︎ - https://pib.gov.in/PressReleasePage.aspx?PRID=1973295 ↩︎
- https://blog.courrierinternational.com/bombay-darling/2021/01/18/comment-fete-t-
on-les-anniversaires-en-inde/ ↩︎ - https://timesofindia.indiatimes.com/city/lucknow/shivajis-name-inspires-profound-
sense-of-patriotism-says-cm-yogi/articleshow/104742371.cms ↩︎ - https://www.hindustantimes.com/india-news/indias-median-age-is-10-years-
younger-than-china-s-says-unfpa-report-asia-s-median-age-is-31-9-years-youngest-continent-is-
africa-at-18-8-years-101681931441033-amp.html ↩︎ - https://www.slate.fr/story/235411/sites-rencontres-applis-nouvelles-marieuses-inde-mariages ↩︎
- https://www.livemint.com/Politics/mnVzCfIEbqvzEu01LTxqLM/Urban-Indians-still-get-married-the-
way-their-grandparents-d.html ↩︎ - https://www.cairn.info/la-domination-touristique–9782849506868-page-95.htm ↩︎
- https://www.fao.org/agroecology/detail/en/c/443712/ ↩︎
- https://roundglasssustain.com/conservations/invasive-plants-nilgiris ↩︎
- https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC9059460/ ↩︎
- https://www.researchgate.net/publication/241831677_THE_ECOLOGY_OF_DISTURBANCES_A
ND_GLOBAL_CHANGE_IN_THE_MONTANE_GRASSLANDS_OF_THE_NILGIRIS_SOUTH_IN
DIA ↩︎
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