Entre une plantation de thé et une autre de café, séparées par la route du district, j’attends mon guide à moto. Mon téléphone sonne, le fermier qui doit m’accueillir m’invite à m’engager sur la route qui mène dans la forêt. À peine ai-je enfourché mon vélo, que plusieurs hommes m’intiment l’ordre de rester à ma place. La forêt est dangereuse le soir, des éléphants y passent et il vaut mieux ne pas croiser leur chemin. Je ne ressens pourtant pas de danger, il y a du passage, quelques voitures, des enfants à pied et même un bus qui vient de la route interdite ! S’ensuit une attente, des négociations. Pendant ce temps, la lumière du soleil filtrée par la canopée décline. J’ose leur suggérer que plus la lumière diminuera, plus le danger augmentera… Finalement, j’obtiens l’autorisation de pénétrer dans la forêt jusqu’au premier village pour rejoindre mon guide. Sur une moto aux feux bleu et rouge, Rengo et son fils arrivent gaîment. Les enfants et les bus continuent de circuler sur la petite route de béton, qui serpente dans la forêt de plus en plus dense. Petite route de montagne oblige, je dois pousser Moute ma bicyclette bien chargée dans des côtes abruptes. Heureusement, le petit bonhomme pousse avec moi, de toutes ses forces. Tout à notre effort, nous n’avons pas remarqué que la nuit s’était invitée, déjà. Elle nous enveloppe de son mystère. À ce moment, Rengo mon précieux guide, reçoit un appel, je lis une légère inquiétude dans ses yeux, des éléphants rôdent sur notre route. Nous modifions alors notre itinéraire, pour éviter les pachydermes. Quand nous apercevons des yeux dans la nuit, ce ne sont pas ceux de nos prédateurs tant évoqués, mais ceux des araignées. Les centaines de points jaunes qui reflètent la lumière de nos phares, nous font une haie d’honneur, cachées comme elles sont de chaque côté de la route. C’est après être passé par un village pour déposer mon vélo, puis avoir marché à travers la jungle, que nous passons enfin sous les clôtures anti-éléphant de la ferme. Le lendemain matin, je découvre la ferme dans laquelle je resterai quelques semaines. Le propriétaire, qui n’habite pas sur place, m’annonce que mon univers est désormais strictement circonscrit aux limites de son exploitation. Au travers des hautes clôtures à éléphant qui délimitent fermement la ferme, passent des bruits intrigants, attirants. En sécurité entre les barbelés, je travaille avec mes camarades. Nous creusons à la houe, coupons à la serpe et transportons des pierres sur nos dos. Découvrez mes collègues tribaux de la ferme dans la jungle dans cet article.

Quelques jours plus tard, il est temps de quitter mes camarades. Sur la petite route empruntée à mon arrivée, je m’arrête pour reprendre mon souffle dans une côte abrupte. Je tourne ma tête vers le vert des arbres comme pour mieux m’oxygéner. À peine ai-je repris haleine, que je manque de m’étouffer. À moins de cinq mètres derrière les arbres que je regardais, un énorme buffle sauvage, planté là, immobile, m’observe depuis quelques minutes. Quand, tétanisé par la surprise, je l’observe à mon tour, sa tête large surmontée de deux solides cornes en arcs de cercle me subjugue. Cette silhouette est caractéristique du buffle sauvage « Gaur » Bos gaurus. C’est la plus grande espèce de la famille des bovins. Elle est menacée et l’essentiel de sa population se trouve ici dans les montagnes du sud de l’Inde.1Au sortir de cette forêt sauvage, je descends rapidement la montagne, jusqu’à ce que la plaine brûlante du centre de l’Inde se révèle en contrebas. La luxuriance des montagnes couvertes de jungle, tranche sur le plateau arasé de cannes à sucre. Je traverse rapidement la fournaise qui étouffe sous 45° C pour rejoindre une autre ferme. Ici, mon travail et celui de mes collègues de la tribu voisine, est de récurer le bassin qui entoure le cœur le plus sacré du temple, et de la communauté védique qui m’accueille.À force de côtoyer les travailleurs agricoles venus des tribus, petits et secs, qui servent les prêtres et les touristes indous, grands et gras, je finis par me poser des questions. Cette différence de taille serait-elle enracinée dans la société indienne ? Une étude prouve en effet, que les différences de taille entre individus sont notamment corrélées à leur profession traditionnelle. Les prêtres sont en moyenne 9 cm plus grands que les travailleurs employés. La profession traditionnelle correspond à une caste qui conditionne elle-même, le niveau de vie des populations. En Inde, les inégalités enracinées dans le système des castes, écrasent concrètement les plus pauvres qui sont les plus petits. 2

En repassant une dernière fois de l’autre côté des montagnes, je rentre au Kerala. La campagne politique est déjà en route, les murs sont couverts de peinture du marteau et de la faucille croisée. Le parti communiste qui gouverne cet état depuis 1956, en alternance avec le parti du Congrès a mené des politiques sociales efficaces. Le niveau de vie des habitants est bien meilleur que partout ailleurs en Inde. Le taux d’alphabétisation et l’espérance de vie sont nettement supérieurs au Kerala, que dans le reste de l’Inde.3 Reconnu pour sa culture particulièrement riche, le Kerala me bouscule. Un homme croisé le matin m’a conseillé de me rendre au temple de Kodungallur Bharani. À plusieurs kilomètres du temple convergent des colonnes de marcheurs et de bus. Après m’être faufilé dans le peuple venu honorer la déesse Bhadrakali, j’arrive au centre. Les têtes ensanglantées et les corps couverts de poudre de curcuma, des dizaines de pèlerins sortent du temple. Quelque part dans le lieu saint, sur une arène faite de tissus rouges, les dévots se coupent le front avec une sorte de sabre-fossile à grelot dont le bord tranchant est à l’extérieur. 45

Quelques kilomètres au sud, la ville de Cochin est le point final de mon périple en Inde. Afin de préparer mon vélo à quitter le sol, je passe plusieurs jours en auberge de jeunesse. C’est toujours dans les auberges, que je rencontre d’autres touristes individuels en sac à dos, les « backpacker ». Voyageant à leur guise par bus, de maison d’hôtes en auberge, de centre-ville historique en parc naturel, ils et elles me racontent leurs voyages. Mon expérience est souvent bien différente. Quand ils et elles m’énumèrent les supers « spot » découverts, je pense aux routes et villages perdus qui m’ont accueilli entre ces mêmes sites touristiques. En Inde, alors que la vie normale du pays se voit même autour des sites les plus touristiques, ces touristes me semblent dans un entre deux SOURCE 6. L’espace de l’entre deux est cette bulle de service touristique qui entoure le voyageur, et qui le sépare bien fréquemment du quotidien des populations locales. Ils et elles me conseillent sur les « incontournables » que j’irai visiter comme un bon touriste. La différence essentielle entre leurs voyages et le mien réside simplement dans sa lenteur. Dans une journée, mes amis backpacker rallient un endroit touristique à un autre par engin motorisé. Pour me rendre au même endroit, je voyage une semaine à vélo, et découvre tout l’espace non touristique des routes secondaires et des petits villages.
Après des semaines d’hésitation, je me résigne, comme mes congénères, à utiliser l’avion pour aller chercher l’exotisme encore plus loin. Entouré de pays ennemis ou en pleine guerre civile, l’Inde est une enclave en Asie. En ce mois d’avril 2024, la seule voie terrestre officiellement ouverte pour rejoindre l’Asie du Sud-Est est longue de 12 000 km et passe par le Pakistan puis la Chine. Mes souvenirs douloureux des longues journées de bus obligatoires au Pakistan se confrontent avec le dégoût que m’inspire l’avion. C’est finalement l’argument du bilan carbone théorique qui me fait pencher pour l’avion. D’après mon calcul très basique, le détour par voie terrestre de 12 000 km pèserait 1,5 fois plus en kilogramme équivalent CO² qu’un vol direct de 2700 km.67

Les rues de Bangkok sont calmes et nettes, aucun tas de déchets ne se révèle. Le dépaysement est radical avec le tumulte des villes indiennes, dans lesquelles je jouais des coudes, il y a tout juste six heures. Tranquillement assis dans un train de banlieue, je découvre soudainement l’existence du Songkran, le nouvel an thaïlandais. En provenance de la rue, par la fenêtre ouverte du train au ralenti passe une gerbe d’eau qui atterrit dans la face du malheureux vieillard, qui fait face. C’est pour répéter cette offrandes d’eau, à l’origine du respect envers les anciens, que les rues vides de Bangkok se transforme en une gigantesque bataille d’eau le soir. SOURCE 7Les côtes thaïlandaises sont beaucoup plus touristiques qu’en Inde. La nuit, dans les stations balnéaires, se baladent main dans la main des couples multicolore. Le cliché de l’homme blanc qui vient en Thaïlande pour ces femmes est visible partout. J’ai beau chercher, je ne trouve pas de femme au physique occidentale au bras d’homme thaillandais. Seuls des hommes occidentaux aux cheveux blancs ou grisonnants tiennent la main des femmes locales qui semblent bien plus jeunes qu’eux. Selon une étude sur le sujet, ces hommes rechercherait à valoriser leur masculinité, au travers de relations plus traditionnelles, avec ces femmes thaïlandaises. Ils rejettent leurs compatriotes femmes qui sont jugées moins féminines et plus menaçantes pour leur masculinité.8

Autour des stations balnéaires agitées, la vie de la population thaïlandaise est belle à observer. Une myriade de lampions verts bercés par la houle nocturne se balance au-dessus de la mer. Les pêcheurs attirent par ce moyen de petits calamars qui, une fois séchés, seront exportés vers la Chine. Le matin, ce sont d’autres embarcations qui s’alignent le long de la plage pour pêcher la crevette. Pour cette proie, les filets sont tendus par de longues perches en bambous devant la barque qui avale les bancs de crevettes. À marée basse, des groupes mixtes d’hommes et de femmes équipés de larges râteaux et de filets s’en vont, de l’eau jusqu’à la taille, pour pêcher les coquillages. Après les humains, j’observe, sans vouloir les manger, le peuple aquatique tant convoité. Une foule de petits crustacés s’agite dans les bras de mer laissé par la marée. Des milliers de Bernard L’Hermite concentrés sur quelques mètres carrés cherchent activement des coquillages plus grands. En plus grande eau, des crabes nageurs munis de pâtes arrière palmées me coupent la route. Sur la plage, des choses bougent rapidement sur le sable ; ce sont les crabes fantômes, véritables sprinteurs aux couleurs translucides.

La carte du chemin accompli :
Liens :
- https://en.m.wikipedia.org/wiki/Gaur ↩︎
- https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=3286769SOURCE ↩︎
- https://en.m.wikipedia.org/wiki/Kerala_model ↩︎
- https://www.keralatourism.org/kerala-article/2015/kalamezhuthu-ritual/543
↩︎ - http://scholar.uoc.ac.in/handle/20.500.12818/225SOURCE ↩︎
- https://www.eea.europa.eu/publications/rail-and-waterborne-transport ↩︎
- https://agirpourlatransition.ademe.fr/particuliers/bureau/calculer-emissions-carbone-trajetshttps://bilans-ges.ademe.fr ↩︎
- http://journals.openedition.org/moussons/3794 ↩︎
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