De l’île de Penang dans le détroit de Malacca au centre de la péninsule Malaisienne

DU 22 mai au 22 avril

Assis le ventre plein dans la salle commune que partagent de petites cuisines mobiles, je digère. Le cuisinier affable m’offre le repas. Je ne sais pas ce qui lui donne cet élan de générosité à mon égard, mais régulièrement, je n’ai pas à débourser une pièce pour manger. Il y a quelque temps, je leur expliquai que malgré l’allure pauvre de ma monture, j’avais les moyens de payer. Didier, mon camarade voyageur à vélo, m’expliquait alors que refuser un cadeau provoque souvent plus de peine de cœur, que d’économie d’argent au bienfaiteur, depuis j’accepte avec sourire. Sur Moute ma bicyclette, je me demande fréquemment comment être utile. C’est vrai quoi, pédaler ne sert à rien, c’est avant tout brasser de l’air. Seulement, à la fin de la journée, la tête cassée par le bruit de la circulation et le corps fatigué, je ne cherche plus à me rendre utile… À la vue des premières collines calcaires sous le soleil de midi, je m’arrête pour une autre bombance. Les clients d’un restaurant, visiblement ivres de bière, m’invitent à leur table. Je choisis l’épicerie d’en face à l’étalage de fruits colorés. Le jeune commerçant est fier de me recevoir ! Arrivé du Bangladesh il y a sept ans, il est désormais en partie propriétaire de son magasin qui se diversifie. Il a même commencé à élever des poules, à l’arrière de son magasin. Voir un jeune émigré content de sa situation me met en joie, quand tant d’ouvriers venus de son pays me semblent si aliénés au travail.

Autour de la ville d’Ipoh, la plupart des grottes de cette région karstique est encombrée par des temples de religions chinoises, principalement bouddhistes. Pour cette nuit, je suis chanceux, car non loin du centre-ville, je déniche une grotte calme, plus sauvage, parfaite pour camper. À l’est de la ville, les montagnes s’élèvent, mon objectif est d’arriver dans les hautes- terres de Cameron Highlands. Le col se trouve au bout de 50 km de route de montagne inhabitée. La lenteur et les zigzags qui me sont imposés par la pente me permettent de voir les plantes en fleurs. Sur les montagnes équatoriales au climat très stable, beaucoup d’espèces ont besoin d’une température bien spécifique pour vivre. Il en résulte une grande diversité étagée en fonction de la température, qui baisse avec l’altitude.1 Des orchidées et diverses Zingibéracées fleurissent le bord de la route. De belles cascades sont entourées des premières fougères arborescentes de mon voyage. Rares au début, les fougères Sphaeropteris glauca, qui peuvent atteindre 10 mètres de hauteur, croissent dans la moindre des trouées de la forêt vers les 1500 mètres d’altitude. Leurs frondes vert glauque sont baignées par les nuages qui viennent tous les jours envelopper ces forêts d’altitudes. 

Les sons des animaux emplissent l’air d’une myriade de chuintements, grésillements, crissements, stridulations. Des écrits mélodieux de mammifères percent, cette nappe de sons d’insectes.

L’idée de bivouaquer bercé par ces chants commence à faire son chemin dans mon esprit, quand des jeunes hommes à moto m’invitent à dormir dans leur village à deux kilomètres de là. Seules cinq maisons faites de longues branches et de taules constituent ce hameau. Ces jeunes hommes venus de toute l’Asie du Sud-Est forment la cinquième famille, dans la plus petite des maisons. Ils mettent en pratique leur devise qui est « tous frères » par leur accueil chaleureux.

Village dans les nuages 

De l’autre côté du col, la route descend rapidement à travers les nuages. Le blanc de l’atmosphère saturé d’eau en suspension s’ouvre d’habitude sur le vert des forêts. Cette fois-ci, je ne vois pas la forêt, mais encore du blanc, celui des tunnels maraîchers. À ces altitudes, le climat équatorial plus frais est propice à la culture des légumes. Partout, ces serres en plastique sur pilotis grimpent sur les montagnes. La forêt des nuages est trouée d’immenses tâches de plastique irriguées. Je retrouve la fraîcheur et les fraises de mon pays d’origine avec tristesse. C’est ici que les colons britanniques avaient implanté leurs maisons de villégiature. À une trentaine de kilomètres de la station touristique de Cameron Highlands, un embouteillage de bagnoles avance au pas parmi les serres de légumes pour avoir leur dose de fraîcheur. En contrebas de la route, une mosquée est entourée de véhicules de secours. La protection civile occupe le lieu de culte à défaut d’autre local. Je passe une semaine à leurs côtés, découvrant la joie des jeunes sauveteur·euse·s de chanter ensemble tard le soir, pour rester éveillés jusqu’à ce que l’urgence les appelle. Ils me racontent que, tous les ans, pendant la saison des pluies, quelques personnes se perdent dans les montagnes forestières. Ensemble, ils partent à la recherche des égarées, mais retrouvent parfois les cadavres de randonneur·euse·s empoisonné·e·s par des fruits mal choisis. Ces gens expérimentés me conseillent une belle randonnée bien balisée. 

L’équipe de nuit de la protection civile des Cameron Highlands.

À la recherche du début du sentier de randonnée, je tourne en rond sur la route principale. La route est séparée de la forêt par une ceinture de serre de, légumes continue de 1 à 3 km de largeur. Je me perds dans le labyrinthe d’usine à légumes. Tout un peuple de travailleurs venus du Bangladesh travaille, mangent et dorment sous ce toit de plastique. Malgré la centaine d’ouvriers que je rencontre, aucun ne peut m’orienter dans ce dédale. Après une après-midi à déambuler dans la lumière blanche des serres, je finis par trouver un responsable qui met mon vélo en sécurité pour quelques jours. Un large chemin s’enfonce rapidement dans la forêt, la moitié de sa largeur est encombrée de canalisations en plastique qui courent pomper l’eau de la montagne. Comme les suçoirs d’une cuscute, les tuyaux, toujours avides d’eau, se séparent et s’enfoncent dans le moindre des ruisseaux. À une dizaine de kilomètres de la route principale, je pensais avoir pénétré pour de bon en forêt, préservée quand la végétation se dégrade rapidement. J’arrive en zone de broussailles, puis le chemin se perd dans une zone marécageuse à ciel ouvert. La forêt est ici totalement rasée, il y a des amoncellements de troncs partout, et je dois escalader d’immenses tas de souches arrachés, envahis de lianes épineuses. Se découvrent alors des dizaines d’hectares des mêmes serres de légumes, qui s’enfoncent dans la forêt, bien que toutes les forêts situées à plus de 1000 m d’altitude soient officiellement protégées en Malaisie.2

Chairs à vifs des montagnes terrassées pour faire place aux serres maraîchères

Passer les terres nouvellement mises en culture, la forêt se structure. Les touffes de bambous et les sacs de nœuds des rotins, un palmier grimpant épineux, laissent place aux arbres et le sous-bois s’éclaircit. Le chemin monte abruptement sur le relief, les pentes glissantes succèdent aux bourbiers d’humus tourbeux. La relative fraîcheur et l’humilité élevées favorisent la croissance des plantes épiphytes, qui colonisent toutes les branches. De petites fougères captent en particulier mon attention. Elles font partie de la famille des Hymenophyllacées dont les frondes ne sont épaisses, que d’une seule couche de cellules. Cette famille compte parmi les fougères les plus rares d’Europe, dont trois de ces représentantes sont présentes dans les puits et les forêts les plus humides du Finistère. Ici, sous l’équateur, la diversité de ces fougères est bien plus grande, une centaine d’espèces croissent de la Malaisie à la Papouasie.3 Elles poussent en véritables draperies translucides à plusieurs mètres de hauteur, sur les troncs et branches des arbres. Le deuxième jour de la randonnée, le sentier s’élève sur les crêtes larges des vieilles montagnes. Les arbres sont de plus en plus bas, racines et rameaux horizontaux coupent si régulièrement le chemin, qu’avancer tient plus de l’escalade que de la marche. Le réseau de ces rameaux couverts d’épiphytes est parfois si dense, que j’ai l’impression de faire de la spéléologie dans la forêt. Là où il serait simple de faire un pas, je dois, sans cesse, me contorsionner, grimper, ramper. Après une heure de cet exercice, ma rapidité m’afflige, j’avance à moins de 900 mètres par heure. J’avais prévu trois journées de nourriture pour avoir le temps de pratiquer la botanique. Ce temps, je le passerai surtout à essayer d’avancer, pour ne pas arriver en retard et inquiéter les gens que j’ai prévenus de ma balade. À l’approche du sommet, la végétation est assez basse pour que je puisse identifier les ligneux. Ce sont les Éricacées, plantes de la famille des Bruyères, qui dominent. Le sous-bois est couvert de coussin de sphaigne et d’autres mousses sur lesquelles prospèrent les plantes carnivores, des népenthès, des polygalas, diverses fougères et orchidées. Au sommet, la forêt des nuages se révèle dans toute sa splendeur, j’ai l’impression d’être arrivé dans un jardin préhistorique qui voyage à travers les nuages.4 Le matin du 3ᵉ jour est douloureux, mes contorsions de la veille se sont figées en courbatures. Le chemin est toujours aussi merveilleusement et douloureusement traversé par le réseau ligneux de la forêt.
Assis au fond d’un ravin humide, l’immersion est totale, l’humidité verte m’imbibe, les odeurs bryophytiques m’enivrent. En fin de journée, le sentier se dégage enfin pour filer tout droit dans le lit d’une rivière bordée de bananiers. Les premiers tuyaux assoiffés des serres horticoles annoncent le retour au monde des humains.

Hymenophyles

Quelques centaines de mètres plus bas, j’ai l’impression d’être une grosse fleur charnue, quand les abeilles me chatouillent avec leur labre. Ces insectes assoiffés viennent lécher ma sueur salée comme elles le feraient du nectar sucré. Quand elles s’immiscent sous mes habits, je m’effraie qu’elles me piquent, coincées entre ma peau et le tissu épais de mon pantalon. Pourquoi les abeilles qui me rencontrent en forêt me font honneur, tandis que le vol des mouches m’insupporte au petit déjeuner?

À l’approche d’un village au confluent de deux torrents, un joyeux vieillard vient à ma rencontre. Ses yeux qui trônent au-dessus de pommettes saillantes égayent son visage émacié. Il exhibe une à une ses articulations, ses poignées, ses genoux et ses chevilles enflées ; lesquelles sont reliées par des membres rachitiques couverts d’une peau tannée parcourue de varices. Je ris pour ponctuer notre conversation sourde, et cacher la forte impression qu’il m’inspire. Au bout d’un moment, à me tendre ses mains tuméfiées et montrer du bras sa maison délabrée, j’imagine qu’il me demande de l’argent. Est-ce bien cela, ou une interprétation erronée de ses gestes? Pour le vérifier, je sors quelques billets de mon sac sans oser les lui tendre, autant par peur de heurter sa fierté que de contrarier ma pingrerie. Honteux, je l’accompagne dans son champ de manioc. Il se met à désherber, comme ça, quelques maigres herbes sur la terre sarclée. Je l’imite, lui montre mon désir de l’aider, mais sent le ridicule de mon geste. Une gêne s’installe et nous nous quittons en silence. Je pars alors à la recherche de fleurs tropicales, comme souvent, elles se font rares. A force de ne rien trouver de coloré, je finis par m’assoir. C’est alors que le regard sans objet se tourne vers l’intérieur du corps. Dans la gorge, je sens comme une fleur en bouton qui n’arrive pas à éclore. Ce gros bouton contracté semble manquer de nutriments pour pouvoir s’ouvrir, il grossit en continu depuis quelques années. Il faut dire que depuis plus d’un an, les centaines d’étrangers que j’ai rencontrés ne remplacent pas l’affection de mes proches qui me manque terriblement. La bonté dont ils m’honorent et la reconnaissance que leur témoigne ne remplacent pas les conversations, les regards des amies de longue date.5 Les aborigènes, appelés ici Orang Asli, cueillent et pêchent dans la nature autour. Nous nous observons réciproquement à distance, leurs techniques m’intriguent. Les Orang Asli ont tendance à fuir ma présence, je les laisse finalement tranquilles.

Fleur d’Elingera qui sort de la terre

Rappelé loin de ces vies traditionnelles par les élections législatives, je dois me rendre à l’ambassade de France de Kuala Lumpur pour la deuxième fois en un mois. J’avais initialement dans l’idée de rester longtemps dans les montagnes luxuriantes, mais la situation politique de mon pays m’oblige à voter. Les scrutins successifs me contraignent à un détour de 1000 km à vélo et prennent trois semaines de mon temps. Sur la route large, les singes et les chauves-souris habituellement dans les aires sont collés à la route. À la vue des cadavres en décomposition, je freine brutalement et me penche vers ces derniers témoins de vies sensibles pour les prendre en photo dans une tentative d’immortaliser leur mort éphémère.

Cadavre d’un singe à lunette 

Chant de la forêt

LIENS :

  1. https://www.researchgate.net/publication/215781806_Up_in_the_Clouds_Is_Sustainable_Use_of_Tropical_Montane_Cloud_Forests_Possible_in_Malaysia ↩︎
  2. https://ecologicalprocesses.springeropen.com/articles/10.1186/s13717-018-0126-8 ↩︎
  3. https://botanicgardensshop.sg/products/flora-malesiana-ferns-and-fern-allies-hymenophyllaceae-series-ii-volume-5 ↩︎
  4. https://ecologicalprocesses.springeropen.com/articles/10.1186/s13717-018-0126-8 ↩︎
  5. https://www.thinktankcraps.fr/outre-limpact-de-la-solitude-sur-la-sante-mentale-certaines-etudes-ont-suggere-que-la-solitude-est-susceptible-davoir-un-impact-sur-la-sante/ ↩︎


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Commentaires

Une réponse à “De l’île de Penang dans le détroit de Malacca au centre de la péninsule Malaisienne”

  1. Avatar de ‪mohammad alaqeel‬‏
    ‪mohammad alaqeel‬‏

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