Du 22 juin au 22 juillet
À Kuala Lumpur, le bleu du ciel est encombré de grattes-ciel qui rivalisent de hauteur. Le métro aérien et les écrans publicitaires finissent par créer un ciel artificiel. En bas, au milieu des voitures véloces, je cherche mon chemin dans le dédale d’échangeurs routiers et de boulevards à sens unique. Le train de banlieue qui sort de l’agglomération m’emmène sur la route d’où je suis arrivé. Trois jours plus tard, arrivé au point de départ de mon détour électoral, je pénètre dans une forêt de plaine protégée. Les gardes forestiers sont fiers de me montrer les nids des abeilles perchés à plus de 70 mètres de hauteur sur les plus grands arbres de la forêt. Ces arbres aux troncs blancs, dont la ramure s’étale un étage au-dessus de la canopée, sont appelés ici « Tualang ». Les guides me proposent un pot de leur récolte de miel sauvage à prix d’amis pour 20 € le kilo.1 Autour de ces arbres géants, quelques oiseaux impressionnants, les calao rhinocéros, volent en groupe. Plus bas, à notre hauteur, un papillon aux larges ailes translucides tachetées de blanc plane comme un fantôme, sans un seul battement d’ailes. Cette forêt de plaine me sépare de la côte-Est, je la contourne par le nord via une petite route inhabitée sur plus de 100 km. Au bout de cette route, des barrissements d’éléphants sauvages m’effraient. Tout un groupe de pachydermes broute paisiblement, me regardant passer du coin de l’œil.
À l’heure fixée, je rencontre Dome. Ce photographe de 41 ans est unique, il vit dans une cabane au milieu de son petit jardin d’orchidées nouvelles pour la science. Depuis plus de 10 ans, il parcourt les forêts de sa région à la recherche d’orchidées et d’autres beautés végétales. Avec un ami, ils ont eu l’idée de prospecter les parcelles de forêts récemment coupées. Pour sauver les orchidées qui, autrement, auraient séché dans les branches fracassées de leurs arbres abattus, ils marchent parmi les troncs couchés. En lien avec des botanistes de toutes nationalités pour identifier ses trouvailles, Dome a découvert plus de 10 nouvelles espèces d’orchidées, de gingembres sauvages, de népenthès et de Thismia qui sans son intervention seraient mortes dans l’anonymat. Son deuxième objet d’études sont les peuples autochtones, les « orang asli ». Depuis plus de 15 ans, il va régulièrement à leur rencontre et tâche de garder la mémoire de leur coutume, toujours en lien avec des scientifiques.2 Avant de se quitter, Dome me conseille d’aller rendre visite à une Française qui à 80 ans, est autrice de deux thèses, dont une sur l’influence de la culture locale sur les paysages de la région.3 Par la fenêtre de sa bibliothèque, Christine me fait signe d’entrer. Cette petite femme qui se tient droite malgré son dos fatigué est fascinée par mon vélo. Penchée sur son ordinateur, elle tâche d’écrire ses mémoires, dont voici quelques bribes. Née à Paris, elle habite le quartier latin avec sa famille jusqu’à ses études à la Sorbonne en 1968. À cette période, elle rêve d’ailleurs et part avec ses quatre enfants et des amis en direction de la Polynésie, dans l’idée d’y fonder une communauté sur un atoll. Arrivée en Malaisie à Kuala terenganu pour construire un bateau, elle tombe amoureuse d’un charpentier naval. C’est toujours ici, sur l’île de Duyong qu’elle vit. Elle tente aujourd’hui de sauvegarder l’architecture en bois des maisons traditionnelles de l’île. Comme la construction en béton coûte aujourd’hui moins cher que le bois, la tentation est grande pour les habitants de rénover leur maison avec du ciment.4 5


À partir de Kuala Terenganu, je fais cap plein sud, direction la ville de Johor. En regardant derrière l’horizon, dans les souvenirs de mon voyage, je vois d’abord le tumulte du sous-continent indien, puis les déserts du Moyen-Orient et très loin vers l’ouest les prairies et les villes d’Europe. Étrangement, je ne ressens aucune coupure entre le bout de cette péninsule Malaise et mon extrême occident. La tête baissée dans la lassitude de mon pédalage, je me rends compte que je suis toujours chez moi, sur la route. Cette ligne blanche qui se déroule à l’infini sur l’asphalte des routes du monde me guide depuis le début. Devancé par l’ombre de mon corps qui pédale droit vers le sud pendant les heures du midi, je me re-situe sur le globe. Bien qu’au nord de l’équateur, je dois désormais regarder en direction du septentrion pour voir le soleil parcourir sa parabole céleste. L’astre éblouissant s’est rapproché des latitudes plus septentrionales pour les réchauffer cet été. La nuit tombée, le ciel étoilé a aussi beaucoup changé. L’étoile polaire haute dans le ciel français a ici disparu, dernière à l’horizon. Déjà, je dois m’orienter vers la croix du sud pour pouvoir naviguer vers l’hémisphère opposé. C’est avec les idées éclaircies sur ma position dans le monde que j’imagine les 10 jours de retraite méditative vers lesquels je me dirige. J’espère que ce moment d’immobilité m’apprendra à me situer en moi-même.
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Concentré sur les sensations de ma respiration, je m’efforce de ne pas me perdre dans l’agitation de mes pensées ou dans le coma du sommeil quand j’entends des ronflements à ma droite. Mes voisins de dortoirs qui se sont couchés dans leur lit pour méditer ont sombré dans le sommeil. Cela fait maintenant huit heures de la journée que, assis les yeux fermés, nous concentrons toute notre attention sur les sensations que provoque notre souffle à l’entrée de nos narines et mes pensées sont plus agitées que jamais. Les instructions du professeur Goenka, à l’origine de la méthode, pourraient se résumer ainsi : vous devez aiguiser l’attention de votre esprit sur la pierre de votre souffle. Toutes imaginations de forme, de paysage ou verbalisation de mantra qui pourrait aider à calmer et orienter nos pensées sont proscrites. Ces pratiques de méditation, bien qu’efficaces, détournent notre attention du corps vers cette image ou cette phrase ressassée. La technique du Vipassana que nous appliquons se concentre sur la reconnexion de l’esprit avec le corps qui serait directement relié à notre subconscient. SOURCE
Au milieu du 4ᵉ jour, les enregistrements audios du professeur Goenka nous apprennent la technique du Vipassana. Notre esprit est suffisamment affûté, sensible, précis pour être capable d’orienter notre attention des narines à tout le corps. Cette technique requiert une parfaite immobilité pour ne pas perturber notre esprit qui doit être entièrement tourné vers les sensations de notre corps. Du sommet du crâne au bout des orteils, nous passons continuellement en revue les sensations de notre enveloppe corporelle. Nous commençons par chercher à ressentir une sensation en grande surface, tête, bras, jambes, dos… Puis réduisant petit à petit ce maillage pour arriver à définir la carte de nos perceptions tactiles pouce après pouce. Cette cartographie sans cesse renouvelée doit nous faire comprendre, que toutes ces sensations ne sont que passagères, du picotement au bout du nez à la crampe dans la cuisse gauche. Ces sensations de crampes sont inévitables : après une demi-heure dans la même position, nous souffrons le martyre et chaque seconde supplémentaire est un supplice. Nous comprenons désormais pourquoi cette technique, l’assise » Addhitthana », signifie « grande détermination »! Bien que nos institutrices nous rappellent que l’objectif de cet exercice n’est pas de se torturer, nous comprenons que tenir la position et surmonter nos souffrances nous fera progresser. Des soupirs, des plaintes, des frottements de tissus et des craquements d’articulation expriment notre lutte commune dans le hall de méditation. À la fin de chacune de ces assises d’une heure, les jambes se déplient douloureusement et l’on se lève péniblement pour tituber vers la sortie. Dans la cour, après avoir fait craquer nos articulations et étiré nos muscles, nous nous effondrons pour cinq minutes de pause dans les lits du dortoir. Au soir du cinquième jour, vers la fin d’une nouvelle heure de souffrance, je me rends compte qu’à force d’observer attentivement et sans jugement toutes les parties de mon anatomie, la douleur devient supportable. Réjoui par ce constat, je persévère encore à passer en revue de façon parfaitement équanime mes sensations jusqu’à accepter, donc terrasser, la douleur ! Je n’arrive pas à y croire, la boule contractée qui me brulait dans la cuisse gauche a totalement disparue ! Je gratte, pince, malaxe la cuisse, sa sensibilité est intacte, mais sans la douleur lancinante. Au tintement de la cloche, l’exercice se termine, je me relève comme un héros avec le sentiment d’avoir acquis un superpouvoir.

Le sixième jour est décourageant, mon pouvoir de supprimer mes souffrances s’en est allé. Tout au long du jour, je progresse pourtant. Cette recherche d’accepter, pour maîtriser, complètement mes douleurs physiques me pousse à appliquer les consignes en profondeur. Les deux règles fondamentales sont l’attention et l’équanimité. Pour intensifier mon attention, je mets plus d’énergie à concentrer mon esprit et capte des sensations plus précises. Dans le même temps, pour devenir parfaitement équanime, l’impartiale, je détends mon esprit et à peine une sensation est détectée sur une parcelle de peau, que je passe immédiatement à la zone suivante. L’attention et l’équanimité de mon esprit augmentant, j’accélère le scan mental de mon corps. Soudain, comme un courant électrique produit par la rotation d’une dynamo, je ressens de petites nappes d’électricité qui glissent sur ma peau ! Quelques minutes plus tard, des vagues d’énergie en provenance de mon buste secouent mon corps et la douce nappe d’électricité m’enveloppe entièrement. Totalement détendu, j’ai l’impression que mon enveloppe corporelle s’est dissoute et est devenue liquide. Cette énergie intense jaillit brutalement par le sommet de mon crâne. Sidéré, je suis pris d’un fou rire que j’essaie de retenir, les dents serrées. À l’extérieur du hall de méditation, j’exulte, un amour immense pour tout ce qui m’entoure me saisit, j’embrasse les arbres, les pierres, Moute ma bicyclette et aime le monde entier. Vingt-quatre heures plus tard, après une longue lutte pour l’acceptation de mes ressentis, le flux électrique réapparaît. Cette fois, mon esprit équanime arrive à canaliser son énergie. Le 7ᵉ jour, les plaintes des méditants ont disparues pour laisser place au seul fond sonore du hall de méditation fait du bruit des ventilateurs et de l’air conditionné. Les dernières journées de la retraite méditative sont plus sereines, nous restons immobiles dans nos assises et profitons du soleil à l’extérieur.
Au midi du dixième jour, nos institutrices nous annoncent que le « noble silence » est rompu. Nous découvrons enfin nos regards et le son de nos voix après s’être côtoyés 10 jours dans le silence, les yeux dans le vague pour ne pas croiser nos regards. Pendant mon expérience lumineuse, j’imaginais discuter des changements qu’auraient ressentis chacun au cours des 100 heures de méditations passées. En réalité, je découvre surtout de riches Singapouriens blasés venus ici sous l’influence de leur famille. Jamais je n’ai entendu de conversations aussi portées sur les armes, la drogue et le sexe. C’est comme si tous mes collègues de méditation avaient retenu ces obsessions durant 10 jours pour les déverser en une soirée. De retour sur mon vélo, j’avance plus légèrement, comme délivré d’un fardeau. Le soir, je retrouve ma niche écologique que sont les préaux à moto autour des mosquées. Les poteaux qui portent la toiture sont parfaitement espacés pour installer mon hamac, pour une bonne nuit de sommeil. À cinq heures du matin, je m’assois pour pratiquer la méditation bouddhiste que je viens d’apprendre, encouragé par le chant du muezzin qui appelle à la première prière de la journée.
Chant du Muezzin
Sources :
- https://www.francetvinfo.fr/monde/environnement/l-exceptionnel-miel-de-malaisie_2671278.html ↩︎
- http://www.digitaldome.com.my/about/biography/ ↩︎
- http://eprints.utm.my/9496/1/LonguetChristineMFAB2007.pdf ↩︎
- https://rumahkabin.com/what-are-the-typical-construction-costs-and-timeline-for-building-a-cabin-house-in-malaysia/ ↩︎
- https://www.scribd.com/document/341095581/Prices-of-Building-Materials-and-Labour ↩︎
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