17 – De la terre d’Arnhem à la Tasmanie

Du 24 novembre au 30 décembre 2024 en Australie.

Bien habillé, peignés et le sourire forcé, nous accueillons les douaniers à bord du catamaran. Les deux hommes transpirent à grosses gouttes dans leurs épais uniformes noirs. L’inspection est facturée 63 dollars australiens du quart d’heure.1 Nous avons tout préparé de manière à rendre leur travail le plus rapide possible. Tous les coffres et armoires sont ouverts ou facilement accessibles et les documents demandés posés sur la table. Cet agencement rend les douaniers suspicieux. Cacherions-nous quelque chose ? Me concernant, les deux fonctionnaires s’attardent surtout sur mes capacités à financer mon voyage en Australie. Deux heures plus tard, seulement trois boîtes de corned-beef et une boîte de médicaments sont saisies pour destruction. La terre d’Australie s’ouvre enfin à nous ! J’imaginais Darwin comme une mégalopole pleine de gratte-ciel en verre. Darwin est, en fait, la plus petite capitale d’Australie. Moins populeuse que Brest en France, elle concentre 53 % de la population de l’État qu’elle administre, le territoire du Nord.2 Seules 260 000 personnes vivent dans cet État une fois et demie plus vaste que la France.3 La ville est assez réduite pour la parcourir facilement à pied, ce qui facilite nos premiers jours d’explorations. Les rues sont calmes et je comprends ce que les gens se disent… je crois rêver. J’ai l’impression de revenir en France. Sur la route, ce ne sont pas des rivières de deux-roues qui déferlent mais quelques grosses voitures qui s’arrêtent au passage d’un piéton ! Un réflexe atavique venant de ma vie en Europe fait surface. Je recommence à rouler à droite alors que j’ai pris l’habitude de circuler à gauche depuis le Pakistan… Après avoir passé plus d’un an en Asie, l’Australie est un choc culturel. J’apprécie le calme des rues et le luxe des infrastructures tout en vomissant cette opulence révoltante. L’injustice qui oppose les pays dits du Nord à ceux dits du Sud me saute soudain aux yeux. En Indonésie, la consommation par habitant est bien plus faible qu’ici en Australie. Pourtant, l’exposition aux pollutions créées par cette consommation est infiniment plus forte là-bas. Le niveau de richesse d’un pays conditionne en effet pour partie sa capacité à assurer la très coûteuse gestion des déchets.4 La tête des habitants me surprend également. Depuis que je suis partie d’Europe, j’ai migré vers le Sud-Est. J’ai vu les physionomies de 1000 peuples différents.

Vers les hautes altitudes d’Asie centrale, les habitants ont des yeux bridés. En descendant vers les basses latitudes, les peaux s’assombrissent progressivement. Soudain, dans le nord tropical de l’Australie, les habitants sont grands, gras avec la peau blanche. Ce peuplement semble tout droit débarqué des hautes latitudes du nord de l’Europe, complètement artificiel. Dans le centre-ville, je rencontre rapidement les descendants des peuples autochtones de la région. Les Aborigènes, déambulent en groupe dans les rues. Tim me met en garde : « Ne leur parle pas, ils sont souvent saouls et agressifs. » Il y a une différence de condition malaisant entre les descendants des Européens et ceux des populations autochtones. Les Aborigènes mendient souvent de la nourriture et de l’alcool. En passant, je les entends fréquemment s’appeler : « Frère, sœur, viens dans mes bras » et ils et elles s’embrassent avec une grande joie. À Darwin, on les appelle les gens des hautes herbes. Ils et elles vivent dans les rues, les parcs et les buissons de la ville. Comme les autres populations sans domicile, elle est fortement exposée aux maladies mentales, à l’alcoolisme et aux violences fréquentes. Dans le territoire du Nord, il faut prouver son identité pour pouvoir acheter de l’alcool. Cette réglementation freine peut-être l’accès à la boisson, qui reste facile à se procurer. Stigmatisés et en mauvaise santé, les gens des Hautes Herbes sont souvent en prise avec la justice.5

Au-dessus des hautes herbes chantent les oiseaux. On entend vraiment les oiseaux ! Je n’avais pas entendu de chant d’animaux aussi fort depuis longtemps. En Indonésie la nature est plus silencieuse. Plus de 87 % des espèces chassées voient leur population diminuer.6 Ici, la faune semble moins chassé par la population. La singularité de la biodiversité australienne me heurte rapidement. Les chants des oiseaux sont inouïs. Quand les cacatoès à huppe jaune, perchés par dizaines dans les arbres, commencent à chanter, il devient impossible de s’entendre. Leur concert d’une grande puissance vous casse les oreilles. Le plus comique et improbable des chants est certainement celui des kookaburras. Comme des vagues venues des arbres, leur ricanement de macaques interrompt nos conversations. Au sol, sur les pelouses, un petit oiseau court très vite dans tous les sens. La face de cet oiseau est étonnante. Sous son bec jaune se trouvent comme des joues jaunes qui tombent à 45 degrés vers l’avant. Toute sa face est jaune, c’est le Masked lapwing. Il passe le plus clair de son temps au sol à chercher de la nourriture. En période de nidification, il est réputé agressif et défend vaillamment ses nids construits sur les pelouses des parcs. Encore plus bas sous l’eau, se trouvent des animaux plus inquiétants. Quand nous débarquons sur la plage avec notre annexe, nous avons toujours un peu peur. La mer en Australie tropicale, et spécialement ici à Darwin, est peuplée par le plus grand crocodile du monde. Cet animal a la réputation de chasser les humains s’il le peut. Alors, lorsque, débarquant sur la plage à bord de notre petite annexe, nous sautons dans l’eau trouble, nous tirons notre barque au pas de course. Juste sous la surface, les crocodiles et les requins bouledogues rodent.

Une fois les achats terminés et les démarches administratives entamées, je pars vers le sud. Non loin de la ville, j’établis mon premier campement en Australie. Dans un coin de forêt broussailleuse, proche de la côte, je trouve un petit chemin qui s’enfonce dans la végétation. Une fois le hamac tendu, je me couche rapidement. Au milieu de la nuit, des bruits me réveillent. J’entends comme des sauts qui croustillent dans les feuilles mortes. C’est la première fois de ma vie que j’entends un bruit pareil. Habituellement, les animaux qui me réveillent font des bruits de pas, une jambe après l’autre. Ici, l’animal y va des deux pieds à la fois, c’en est presque comique ! Je rigole de cette situation, allongé dans mon hamac. J’imagine la bête grosse comme un chien. Ce doit être un wallaby ! Tout en pudeur, je n’aurai donc pas vu, mais juste entendu, le premier marsupial sauvage de mon voyage. Peu après cette rencontre incongrue, le ciel se met à pleurnicher. Je n’ai pas senti la pluie depuis plusieurs mois. Surpris, je déploie mon tarp en catastrophe. Le lendemain, la pluie s’établit. En ce début décembre, la saison des pluies arrive. C’est décidé, je vais en Tasmanie pour profiter de l’été austral et éviter la saison des pluies. Si je décide d’y aller en vélo, il me faudra au moins un mois et demi pour parcourir les 3000 kilomètres qui me séparent de l’île. Alors, quand j’arriverai là-bas, l’été sera déjà fini. C’est décidé, je traverserais l’Australie en autostop. Après tout, j’ai déjà pédalé plus de 25 000 kilomètres à vélo, pour une fois je vais me permettre d’accélérer le voyage.

Mary et Renele qui m’ont embarqué sur leur « ute »

Moute ma bicyclette me permet d’atteindre un point stratégique à 100 kilomètres au sud de Darwin pour commencer l’autostop. Au coin d’un carrefour, je tends le pouce. Les voitures sont toutes énormes. Sur une petite route parallèle, je crois entendre décoller un avion. C’est en fait un pick-up monstrueux qui accélère à casser son moteur. En Australie , on appelle ces gros véhicules des « ute » pour utility.J’ai souvent du mal à faire la différence entre le bruit d’un camion et celui d’un ute. Les véritables camions ont des envergures de train. Appelés ici « road train », train routier en français, ces engins sillonnent tous les grands espaces australiens. Le plus long road train que j’ai croisé traînait cinq remorques, mais la plupart n’en comptent que trois. Au bout de quelques heures sans résultat, je comprends que jen’arriverais pas à arrêter de voiture ici.

Une centaine de kilomètres à vélo plus loin, ce qui équivaudrait à 10 kilomètres en France. Je m’arrête dans une station-service. Ici, je peux au moins parler avec les automobilistes pour les convaincre de m’emmener, moi et Moute, à bord de leur magnifique et spacieuse voiture. Quelques heures plus tard, un couple d’aborigènes qui tournait dans la station-service depuis un bon moment me propose de m’emmener à Katerine. Une heure plus tôt, le même homme m’avait dit d’aller dans la direction opposée… Je trouve ça bizarre, mais il insiste. Le tenancier de la station-service me pousse dans leur voiture. Avec une ferveur religieuse vibrante, il dit que Dieu lui rendra sa bonne action au centuple. Je suis content de pouvoir rendre service ! Nous voilà donc en route en direction du sud. On fonce à 160 kilomètres à l’heure sur la route nationale limitée à 100. Après une petite embardée sur le bas-côté, il m’explique à quel point l’alcool fait des ravages dans sa communauté… Il s’appelle Matthew mais tout le monde l’appelle Mary, elle s’appelle Renele et tout le monde l’appelle Renele. Ce couple s’est marié « à la kangourou », c’est-à-dire sans l’accord de l’Église. Il et elle viennent de la communauté de Ngukurr que l’on trouve à 250 kilomètres à l’est de la route principale. Environ 2000 personnes à vivre là-bas, dont une grande partie d’enfants. Mary me dit qu’il ne mange pas de poisson, car c’est son animal totem.

Toujours pied au plancher, Mary me parle des plantes que l’on voit par la fenêtre et que sa communauté utilise. Voici quelques-unes de ses plantes préférées. Les « Jupi »,des sortes de baies noires, et les « Jombolele », des baies blanches qui poussent au bord des ruisseaux. Leur récolte se fait à la main en famille. Il aime aussi beaucoup la « Moladen », qui est une vigne qui produit des fruits comme des bananes. Enfin la Kanaya, un tubercule qui pousse dans la boue, facilement récoltable à la main. Les gens de sa communauté le consomment bouilli dans l’eau puis réduit en purée. Pour le consommer, ils s’assoient dans un canapé pour se relaxer, car la plante a le même effet que le cannabis. Côté animal, il attrape au lasso les buffles d’eau pour manger leur viande. Le buffle d’eau introduit au 19ᵉ siècle par les colons crée des problèmes environnementaux. SOURCE 2 Je leur dis « Kéké », qui veut dire merci dans leur langue.

Arrivé à Katerine, je recommence à chercher une voiture. Même méthode, mêmes résultats, aucune voiture ne s’arrête. Je pédale donc 100 kilomètres jusqu’à un tout petit village sur la route principale. Des habitant·e·s charmant·e·s m’avancent 100 ou 200 kilomètres. Ce sont souvent les gens qui roulent avec les vieilles voitures qui m’embarquent. Les conducteurs d’énormes véhicules neufs n’ont jamais de place. Je rencontre ainsi une boulangère, un musicien aborigène et un inspecteur auto-école. Avec elle et eux, je découvre la vie dans ce territoire immense où l’on roule facilement 300 kilomètres pour se fournir en matériel ou aller voir des clients. Beaucoup m’ont mis en garde : à Alice Springs les cambriolages et des vols de voiture sont fréquents. C’est peut-être vrai pour ceux qui possèdent ces biens. Pour Andy le clochard que je rencontre face au supermarché, la ville du centre de l’Australie est un plaisible. Il n’a jamais eu de problème en 10 ans de vie à la rue. Avant d’arriver ici, il vivait dans les rues de Melbourne et de Sydney sans s’y trouver bien. Les gens d’Alice Springs le laissent tranquille contrairement aux des grandes villes de la côte. Pour relier Alice Springs à l’iconique et sacré Uluru, je décide de pédaler. Dans le désert verdoyant après les orages du printemps, je campe. Les couchers de soleil sont incroyables, plus brillants et chauds que partout ailleurs. Le ciel étoilé est exceptionnellement clair. Je n’ai jamais vu autant d’étoiles, pas même au milieu de la mer. Dans la nuit, des genres de gargouillis truculents me réveillent. Un troupeau de dromadaires broute autour de ma tente. La plus grande population de dromadaires sauvages au monde se trouve dans le centre de l’Australie. Près d’un demi-million d’individus y évoluent en liberté. Ces animaux furent apportés ici par les premiers colons venus explorer ces étendues désertiques sur leur dos.7

De jour comme de nuit des orages rodent dans le désert. Visibles de très loin, ils m’effraient. Je me sens tout petit sous mon abri au milieu de l’immensité rouge. Je n’arrive pas à dormir, j’ai l’impression qu’un orage arrive pour m’aspirer dans un tourbillon de vent de pluie et d’éclairs. En réalité la chaleur du midi m’est plus dangereuse que les tempêtes de minuit. Les cartes sont trompeuses, là où elles annoncent un village il n’y a plus que des ruines désertes. Je manque bientôt d’eau. C’est la première fois de mon voyage que la chaleur et le manque d’eau m’inquiètent vraiment. Même en Asie centrale, je trouvais à me ravitailler régulièrement. Cela fait bientôt 150 kilomètres que je n’ai pas croisé une seule maison habitée, et les voitures qui passent par là sont rares. Je n’ai plus le choix, il faut que je stop une de ces voitures pour lui quémander de l’eau. Après quelques heures, un conducteur s’arrête, il s’appelle Mike et a la propriété des terres où je me trouve. Ses terres s’étendent sur plus de 10 000 kilomètres carrés, du lac Amadeus au mont Conner. Cet homme est littéralement propriétaire d’une montagne. Des Aborigènes rencontrés sur la route m’ont vendu une petite peinture qui représente l’alignement de trois sites qu’ils et elles considèrent comme sacrés. Sur une ligne deplus de 200 kilomètres, nous trouvons d’est en ouest Artilla, Uluru et Kata Tjuta. Le Mont Conner ou Artilla dans la langue des groupes Aangu est donc connecté aux deux autres montagnes comprises dans le parc national tout en étant séparé sur le plan de la propriété. J’approche enfin d’Uluru. Ce massif de grès rouge est creusé de cavernes, de sources, de crevasses qui racontent un mythe pour le peuple Pitjantjatjara. L’interprétation des reliefs du massif est structurée par « le temps du rêve », le thème central commun à tous les peuples aborigènes.8 Pour respecter les croyances des peuples liées à Uluru, un certain nombre de règles ont été posées. L’interdiction de grimper sur le massif et l’interdiction de photographier la plupart des sites qui racontent une histoire. L’interdiction de photographier sert notamment à préserver les peuples A angu en particulier les Tjukurpa, eux-mêmes des tabous de la connaissance des cérémonies exclusive à un genre.9 Pour connaître certaines histoires des Tjukurpa, rendez-vous sur le site internet du parc national. 10Je ne suis pas autorisé à écrire leurs histoires ici.

Chêne du désert

Cinquante kilomètres plus à l’ouest s’élèvent les Monts Olga, Kata Tju a en langue ṯA angu. La couleur de ce massif est plus sombre, un peu pourpre. Il est tôt le matin ṉmais les températures avoisinent déjà les 35 °C, j’entame la randonnée. Grâce aux orages récents, la végétation est bien verte, les arbres pleins de feuilles et de fleurs.Le sentier monte dans une vallée encaissée. Arrivé au col, la vue s’ouvre sur un paysage paradisiaque. De gigantesques boules de grès rouge vif émergent d’une plaine arborée. Dans la vallée-gorge, le chant mélodieux d’un oiseau résonne entre les parois rouges. Un sentiment d’allégresse monte en moi. Le paysage est surréaliste, j’imagine des êtres colorés et amoureux marchant dans cette plaine. Des fleurs éclatantes s’épanouissent en ce moment, c’est une chance incroyable. Des bénévoles rencontrés au jardin botanique d’Alice Springs m’ont dit que cette année est exceptionnelle, les pluies généreuses ont permis la floraison d’espèces non aperçues depuis plusieurs années. J’arrive à la fin du printemps et des floraisons.

Pour survivre et se reproduire dans le centre aride de l’Australie, les plantes déploient plusieurs stratégies, voici les trois principales : La stratégie des opportunistes : ce sont des annuelles à croissance rapide dont les graines on besoin d’un minimum de pluie pour lever leur dormance et germer. Cette stratégie permet d’assurer, qu’une partie des plantes qui germent auront le temps de produire des graines à leur tour, avant de sécher sur pied. Juste après des orages, j’ai la chance de voir les floraisons de Calandrinias et Goodenias. Les Calandrinia sp., appelées localement Parakeelya, sont de petites annuelles aux feuilles succulentes et aux fleurs éclatantes très diversifiées en Australie.11 Les Goodenias sont également diversifiées en Australie, Goodenia vilmorinae est endémique du centre de l’Australie.12 La stratégie des « repousseurs » : pendant les longues périodes de sécheresse, la croissance ralentit. Ces plantes peuvent sacrifierune partie de leur branche pour limiter les pertes d’eau. Après un incendie ou une sécheresse, des bourgeons dormant sous l’écorce ou le rhizome peuvent rapidement se réveiller pour rétablir de nouvelles feuilles. On retrouve dans cette catégorie un grand nombre de Grevilleas. La plupart sont des arbustes endémiques d’Australie. Autour d’Uluru, le Grévillea à miel Grevillea eriostachya est assez commun. Les A angu utilisent son nectar comme du sucre dans des boissons et autres plats.13 La stratégie des endurantes : ces plantes entrent dormance pendant les périodes de sécheresse et ne dépérissent, qu’en cas de sécheresse extrême. Pour survivre, leurs feuilles, leurs tiges et leurs racines présentent des modifications spécifiques qui limitent la perte d’eau. C’est la stratégie qui regroupe le plus grand nombre d’espèces, dont vous trouverez quelques exemples plus bas. Leurs noms sont donnés en langues indigènes, en français et en langages scientifiques. Le kurkara ou chêne du désert Allocasuarina decaisneana est emblématique des paysages autour d’Uluru et endémique du centre de l’Australie.14 Le Tjulta ou bois-sang Eucalyptus terminalis dont l’exuda rouge sang du tronc est utilisé comme antiseptique par les indigènes d’Australie.15 Le mulga Acacia aneura est présent en grand nombre au mont Olga qui domine l’habitat le plus commun du centre de l’Australie, la savane arborée de type mulga.16 17

Fleures du bush

Les animaux du centre de l’Australie aussi sont originaux. Une espèce de pigeons punk aux yeux rouges, vient toujours à moi lors des pauses repas. Ce volatile excentrique avec sa crête et ses yeux rouges comme la terre d’ici peuple les fourrés, champs cultivés et ville.18 Sur le chemin de retour vers la route principale, unpetit lézard luisant m’intrigue. Ce lézard a la langue bleue. Pour effrayer les prédateurs, il tire sa langue bleue et si cela ne suffit pas, il aplatit son corps pour paraître plus large. Cette physionomie n’a pas réussi à le protéger d’une voiture qui l’a écrasé. Son corps restera désormais plat et il n’a plus besoin de tirer la langue pour qu’on la voie.19

Pigeon crêté (Ocyphaps lophotes)

De retour à l’embranchement entre la route principale et celle d’Uluru, je m’arrête à la station-service d’Erldunda. Un cycliste avec de vrais gros mollets et un vélo léger profite de cette oasis. Il s’appelle Adrien, il est Suisse et vient de Tasmanie à vélo par les routes de terre ! C’est un compétiteur de courses de très grande distance. Après avoir bouclé une course dans les montagnes de l’île Australe, il se fait plaisir et va voir Uluru à vélo. Voici un article dans lequel il parle de son expérience en Asie du Sud-Est et de notre rencontre : La solitude du cycliste d’ultradistance.20

Dans deux semaines, au cœur de Sydney, j’ai rendez-vous avec un skipper en partance pour la Tasmanie. L’idée est de gagner de l’expérience en navigation à la voile, pour me préparer à traverser un océan sur la route du retour en Europe. La route est encore longue, trois mille kilomètres me séparent de la plus connue des villes australiennes. Pour le moment, je fais de l’autostop au milieu du désert, sans succès. Sans grande conviction, je demande à un jeune conducteur dont la voiture est surchargée, s’il va en direction d’Adélaïde. C’est le cas ! Par un tour de magie, il trouve de la place dans son auto pour faire entrer les 40 kilogrammes de Moute, ma bicyclette, et ses bagages. Je me rends rapidement compte que mon bienfaiteur ne parle pas l’anglais. Il est japonais et a travaillé un an dans un restaurant nippon de Sydney. Nous arrivons rapidement à Coober Pedy, ancienne ville opalière. Partout autour des habitations, et à des kilomètres à la ronde, on voit d’étranges camions. Les engins portent en hauteur leur grosse caisse en acier. Développés à Coober Pedy pour l’exploitation des mines d’opale, on les appelle des « blower-trucks » ou camions souffleurs. Ils servaient à évacuer tous les matériaux d’une galerie en lesaspirant violemment. Désormais ces camions ne servent plus que d’emblème à une ville dont l’économie s’est tournée vers le tourisme.21

À peine nous quittons la ville que le paysage lunaire d’un désert aussi plat que la mer s’impose devant nous. C’est le moment de faire un point sur la route. Kai, mon bienfaiteur, me dit qu’il veut se rendre à Melbourne mais qu’il vit à Sydney. Il doit vendre sa voiture avant de rentrer au Japon. Je comprends que nous avons la même destination finale. Le conducteur qui avait initialement décidé de faire le tour de ville du sud m’emmènera finalement directement à Sydney. Je lui propose de payer la moitié du carburant et nous voilà partis pour trois jours de route en bagnole. La route en sa compagnie passera en musique et propos rares. L’essentiel de notre conversation se compose de mes propositions suivies de son acquiescement par un « yes ». Progressivement le paysage désertique se transforme. Du désert plat sans végétation apparaît une savane herbeuse, une savane arborée, mais le climat ne permet toujours pas de réelle forêt. La place des arbres sera de courte durée car en South Australia d’immenses pâtures à moutons ont tondu les collines. Un magnifique fleuve au lit anastomosé forme la frontière entre l’État de New South Wales et celui du Victoria. Il s’agit de la rivière Murray, la plus longue d’Australie. À partir de ce point, le climat est plus clément. Nous passons sous un portail « Free phylloxéra », annonçant que nous entrons en zone indemne du puceron qui ravage les racines des vignes partout ailleurs. L’Australie, bien que ravagée par des espèces invasives, conserve comme cela des zones uniques au monde, où l’on peut cultiver des cépages directement sur leurs racines.

Deux jours plus tard, nous approchons de Sydney. Arigatō Kai ! Kai me dépose sur la voie rapide entre Canberra et Sydney. La fraîcheur et la verdure de ce climat tempéré m’enchantent. Cela fait longtemps que je voyage sous les tropiques. Ce paysage tout entier est une madeleine de Proust. Mon corps se remémore sa vie en Bretagne. Il y a pour moi, comme une tendresse maternelle dans la fraîcheur de ces collines vertes. Les fleurs de ce printemps tempéré me sont accessibles dans les pelouses et les buissons. Le bord de la route est peuplé d’Européennes. Je retrouve mes amies chlorophylliennes Centaurées, Carottes sauvage, Amourette, Dactyle aggloméré, Houlque laineuse.L’allergie au pollen de graminées qui m’avait laissé tranquille depuis plus d’un an refait surface. J’éternue encore et encore au point d’en avoir le tournis, l’allergie me perche comme si j’avais tiré sur un joint. Je sens un chamboulement physiologique en moi. L’air est plus sec et frais. J’ai froid alors qu’il fait 25 °C, et je n’ai pas peur de la pluie alors qu’ici elle peut être glaçante.

Plus de 70 kilomètres avant de trouver le centre-ville, je rentre dans la banlieue de Sydney. À mi-chemin, un vaste parc en haut des collines est comme là pour que j’y plante la tente cette nuit. Au point du jour, je vois le soleil qui se lève derrière les gratte-ciel de la ville. À 100 mètres, un groupe de kangourous broute paisiblement dans la prairie. La mère est concentrée à brouter l’herbe, tandis que son petit bondit autour d’elle. Tout proche, un grand mâle guette… Enfin, un groupe d’adolescents se bagarre. Bien encrés sur leurs deux jambes musclées, ils se tournent autour et se boxent de leur poing. La fourrure des animaux brille dans la lumière dorée de l’aurore. Cet instant est hors du temps. Tout autour des millions d’humains vivent au milieu du béton. Je suis ici, au sommet des collines verdoyantes, privilégié dans une vraie paix contemplative. J’espère que tout le monde trouvera cette semaine un de ces moments de paix. Le chemin vers le centre est fluide. De parc en zone industrielle, de quartiers résidentiels en rue marchande, le long de la rivière je coule vers le centre-ville. Dans une maison de brique rouge, Jeff me reçoit. Jeff est un voyageur à vélo. Il revient d’un tour de plusieurs mois en Amérique du Sud. La stature du cycliste est massive, mais il est tendre et joyeux. Toujours souriant, mon hôte me met à l’aise et veut me faire découvrir toutes les petites choses de la culture australienne. Des peintures et sculptures de sa facture habillent son salon. Je plante ma tente dans son arrière-cour cette semaine. Peu après mon arrivée à Sydney, le skipper qui devait m’embarquer annule la navigation. Un problème électrique ainsi que des infiltrations d’eau à la proue de son voilier, rendent la traversée trop risquée.

La course Sydney-Hobart va bientôt s’élancer de la baie. Je tente ma chance dans toutes les marinas de la ville. Les standards de sécurité sont trop élevés et je ne trouve aucun bateau. Entre-temps j’ai trouvé un travail. Je vais laver des voitures la semaine qui précède Noël… Mes employeurssont adorables. Vicky que je remplace m’héberge même chez lui gratuitement. Le premier soir en sa compagnie, il commence à me parler en français. Je suis très étonné de son bon niveau de langue, jusqu’à ce que je comprenne que le français est sa langue natale. Originaire de l’île Maurice, Vicky a migré en Australie 15 ans plus tôt. Il me parle de son frère qui vend du vin en France. Comme lui, il adore le vin et la bonne bouffe. L’obésité de Vicky pèse sur sa santé, il fait de l’apnée du sommeil et est épuisé. Son docteur lui a conseillé de prendre du repos. En le remplaçant une semaine, je lui permets de prendre une semaine de congé. Au bout de quelques jours, je découvre en Vicky une personne généreuse et affectueuse mais seule. Pour passer le temps, il mange ou joue sur la PlayStation installée dans sa chambre. Il me dit que, souvent, il se sent triste en rentrant chez lui. Alors, il dévore un poulet rôti entier et engloutit par la même occasion une bouteille de vin rouge. La solitude de Vicky se montre quand il vient au travail pendant cette semaine de congé. Un de ses principaux moments de socialisation en dehors du travail est l’église. Il m’explique qu’il se rend à l’église « off line » une fois par semaine pour la messe du dimanche. Par église « off line », il fautcomprendre en présentiel à l’inverse de « on line » en vidéoconférence. La norme pour beaucoup estl’église en ligne, car le lieu de culte se trouve trop loin, à près d’une heure en transport en commun.Comme son frère, Vicky s’est converti au catholicisme. Depuis, il mange du cochon et boit du vin ! Habitant chez Vicky une seule semaine, je ne pourrai pas soigner sa solitude, mais je peux essayer de lui donner des idées pour mieux manger.22 Toute la semaine j’essaie avec plus ou moins de succès des recettes légères. La veille de Noël, on se dit au revoir et bonne chance.

A Sydney, je retrouve mes amis cyclistes pour mon premier Noël en été. Les plages sont plus bondées que jamais. A Bondy beach, la traditionnelle « Christmas beach party » ou fête de Noël à la plage, rassemblement de milliers de jeunes du monde entier. C’est une orgie en maillots de bain rouges. On danse et on boit entre des montagnes de canettes de bières vides. Les chaires juvéniles remplissent bien les maillots de bain. J’essaie d’engager quelques conversations sans succès. Je reste alors là, à regarder les filles. Des centaines de fesses et de poitrines rebondissent en rythme sur de la musique techno. Pas assez alcoolisée ni assez fière de mon corps de cycliste, je reste hors de la fête. Le 26 décembre 2024, la course de voile mythique Sydney-Hobart prend son départ dans la baie. Le lendemain deux marins concurrents trouvent la mort au large des côtes. Les deux équipiers expérimentés sont heurtés par une bôme, la barre qui tient le bas de la grande voile. Il s’agit des premiers accidents mortels depuis 1998 sur cette course.23 Pour rallier la Tasmanie, il me reste le ferry qui part du sud de Melbourne. Entre le port de départ pour la Tasmanie et Melbourne, j’ai passé la nuit au milieu des prairies à vaches. Au petit matin ce ne sont pas des vaches mais une centaine de grands kangourous qui paissent. Alors que j’empactais mon matériel de campement, des dizaines de kangourous décampent en même temps. Les bêtes sautent vite parallèlement au chemin. On embarque. Avant de monter sur le ferry en partance pour la Tasmanie, le passage par le contrôle de biosécurité est un incontournable. Fruits, légumes, graines, miel ou pneus trop sales ne passent pas le contrôle. La politique de biosécurité australienne est appliquée pour prémunir des dommages certains que de l’introduction d’espèces invasives. Les secteurs de l’agriculture et du tourisme liés à l’environnement sont des clés de l’économie australienne, fragile aux perturbations biotiques.24 Officiellement propre, Moute trouve sa place sur le ferry avec les montures d’autres cyclotouristes. Le soleil se couche sur le détroit de Bass. Demain nous poserons le pied sur l’île de Tasmanie.

En conclusion, écoutez « Compagnon noir / Compagnon blanc » du groupe de rock aborigène Warumpi Band. Ce morceau n’est pas des plus connus, mais c’est celui qui m’a accompagné sur l’eau lors de mon arrivée en Australie. C’est une chanson antiraciste pour la solidarité interethnique.

Warumpi Band, Blackfella/Whitefella

LIENS :

  1. https://www.noonsite.com/place/australia/view/fees/#:~:text=$165%20%E2%80%93%20Non%2Dcommercial%20vessel%20arrival,during%20ordinary%20hours%20of%20duty). ↩︎
  2. https://en.wikipedia.org/wiki/Darwin,_Northern_Territory ↩︎
  3. https://en.wikipedia.org/wiki/Northern_Territory ↩︎
  4. https://shs.cairn.info/article/CAFR_422_0068lang=fr&ID_ARTICLE=CAFR_422_0068 ↩︎
  5. https://www.abc.net.au/news/2019-04-16/life-in-darwin-long-grass-for-indigenous-homeless/10972246# ↩︎
  6. https://news.mongabay.com/2014/12/indonesias-silent-wildlife-killer-hunting/ ↩︎
  7. https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Dromadaire_australien ↩︎
  8. ↩︎
  9. https://uluru.gov.au/things-do/activities/photography/#:~:text=It%20is%20inappropriate%20for%20images,photos%20while%20respecting%20A%E1%B9%89angu%20Culture. ↩︎
  10. https://uluru.gov.au/discover/culture/stories/ ↩︎
  11. https://anpsa.org.au/plant_profiles/calandrinia-polyandra/ ↩︎
  12. https://en.wikipedia.org/wiki/Goodenia_vilmoriniae ↩︎
  13. https://en.wikipedia.org/wiki/Grevillea_eriostachya ↩︎
  14. https://en.wikipedia.org/wiki/Allocasuarina_decaisneana ↩︎
  15. https://en.wikipedia.org/wiki/Corymbia_terminalis ↩︎
  16. https://en.wikipedia.org/wiki/Acacia_aneura ↩︎
  17. https://www.google.com/url?sa=t&source=web&rct=j&opi=89978449&url=https://anpsa.org.au/wp-content/uploads/Australian-Plants/Australian-Plants-Vol13-103.pdf&ved=2ahUKEwjc_qfuw52QAxU45MkDHUzuMLgQFnoECG0QAQ&usg=AOvVaw2n7wUuTHcTgpQpg2cCJf8t ↩︎
  18. https://en.wikipedia.org/wiki/Crested_pigeon ↩︎
  19. https://en.wikipedia.org/wiki/Western_blue-tongued_lizard ↩︎
  20. https://www.cafeducycliste.com/blogs/la-maison/the-loneliness-of-the-long-distance-cyclist ↩︎
  21. https://www.gemsociety.org/article/opal-mining-coober-pe ↩︎
  22. https://pmc.ncbi.nlm.nih.gov/articles/PMC8216698/ ↩︎
  23. https://www.lemonde.fr/sport/article/2024/12/27/voile-deux-marins-trouvent-la-mort-lors-de-la-course-sydney-hobart_6468953_3242.html ↩︎
  24. https://www.agriculture.gov.au/biosecurity-trade/policy/australia ↩︎


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